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Un arbre en Israël

Gilbert Martal

Extraits à partir du Chapitre IV - de la page 55 à la page 63.

En 1946, nous étions trop désorientés, mon frère et moi, pour aller tout de suite à l'école ordinaire. On essaya des internats que mon patois fit rire et l'on n'insista pas. Il fallait nous apaiser d'abord, nous réapprendre la ville. Une amie de ma tante qui avait deux garçons dans le même cas trouva la solution. Elle était veuve d'un bijoutier juif arrêté dans une gare du Sud où il voyageait imprudemment sous son nom. Elle entretenait chez elle un décor raffiné tout en représentant pour vivre le chocolat Côte d'or. Ancienne élève d'un grand affichiste, elle évoluait dans son cercle. Elle peignait des cartons de soieries, des motifs ravissants sur fonds noirs ou gris, des urnes et des fontaines entourées de guirlandes. Avec un grand flair artistique, elle achetait des « babioles », ébauches ou tableaux qu'on s'arrachait après. Elle recevait à sa table Paul Colin, Pierre Cabane et Pierre Restany, parmi ses toiles de Camoin, de Valtat, devant la verrière d'un atelier transformé. Toujours vive et souriante, elle fut pour nous la douceur et la gentillesse mêmes. Elle avait découvert pour ses fils une maison d'enfants qui nous accueillit aussi. Les années que nous y passâmes, dans une chaude atmosphère, furent si bienfaisantes que j'y retournais souvent par plaisir, comme dans une famille d'autant plus attirante et douce qu'il y avait des jeunes filles, connues et inconnues, qui n'étaient pas mes sœurs.

Dans cette volière s'ébattaient surtout deux ardents volatiles, un Pingouin et un Goéland, Roger et Yvonne Hagnauer. Elle était la directrice de la « Maison d'Enfants de Sèvres ». Lui, dans sa verve braillarde dont l'écho montait avec nous par des ruelles et des escaliers jusqu'à la porte en arceau sur la colline, et à travers ses colères frivoles qui secouaient les étages de la grande maison, avec sa barbiche pointue de condottiere à la Wallenstein, masque guerrier sur son pacifisme, il incarnait à son insu mais dans sa terribilità le père en majesté, Jupiter extérieur qui tonnait sur nos têtes. Elle, avec sa gouaille parigote - touillant le chaudron des sorcières de Macbeth, armée du barreau de chaise de Péguy qui doit être bien fait ou coiffant le chapeau blanc de Swann par une chaude journée épinglait « Notre-Dame de la larme à l'œil » et « Cupidon le beau ténébreux, grand cavaleur devant l'Éternel », qui se rengorgeaient comme des gamins. sensibles à la tendresse des taloches. Ils étaient sous nos yeux rectitude et pureté, noblesse et goguenardise, la sainte horreur du fric et de l'hypocrisie, un souci populaire du travail, du devoir, le dégoût des doctrines et des dictatures, un souffle libertaire et la beauté d'être homme dans sa plénitude. Il nous racontait Paris, l'histoire, le langage et l'étymologie. Elle nous communiquait sa passion des grands textes : de Proust, de Shakespeare, d'Eschyle, de Pascal que Fortunée copiait le soir, d'une belle écriture en script, en blanc sur fond gris, pour afficher les panneaux le matin. Il servait la Révolution Prolétarienne et la Charte d'Amiens, continuant Pierre Monatte qui fonda La Vie Ouvrière; il voyait juste et ne proposait rien, fidèle au rêve anar qui le menait toujours ; il écrivait à côté de Boris Souvarine, de Simone Weil, il parlait auprès de Camus, de Joyeux, de Maurice Schumann et de Daniel Mayer dans les meetings antifascistes. Elle était une figure des congrès qui l'élisaient pour secrétaire ; elle admirait John Dewey, ses enfants citoyens se gouvernant eux-mêmes en formant des conseils; elle contribuait à l'École Nouvelle avec Maria Montessori, Freinet, Decroly, Wallon, Marie Bonaparte [4] essayant leurs idées sur qui tout échouait, valorisant chacun, recollant les miroirs brisés par la guerre d'enfants mal aimés qui fuyaient leur image. Ils signèrent ensemble un appel à la paix déjà dépassé, dans la compagnie temporaire, hétéroclite, d'Alain, de Lecoin, de Déat, de Giono (Giono de guerre et d'après-guerre, l'erreur et l'amertume, le miel et le fiel, Le Hussard sur le Toit, Le Moulin de Pologne. . .). Aux temps sombres, ils prirent des risques capitaux pour sauver des enfants juifs, des parias de tout poil, avec un panache, un éclat qui sont l'insolence du bien, défiant parfois la prudence et les ruses obligées [5], puis ils subirent l'injustice insultant leur courage, en gens fiers de leur peur ou forts de leur mépris et maintenant, leur présence puissante palliant bien des vides, ils cuirassaient des mômes qui avaient commencé leur guerre à eux. De ces écorchés taciturnes, oubliés par la haine mais meurtris dans leur chair, ils composaient une fratrie tumultueuse dont les esprits, dépliés, s'ouvraient à la joie. Des orphelins trouvaient même, en se forçant beaucoup, que d'autres avaient un sort pire que le leur: c'étaient ceux qui pouvaient mépriser leurs parents...

Le samedi soir ou le dimanche les filles dansaient entre elles au son d'un phono, parce que les garçons, déjà peu nombreux, dansaient mal ou n'aimaient pas ça. En les regardant rire et bouger joyeusement, j'entendis près de moi Goëland, qui ne m'avait pas vu, les présenter à leur nouvelle institutrice:

Jacqueline et Léa S., parents internés à Drancy, Beaune-la-Rolande, assassinés à Auschwitz, en tout huit personnes de la même famille;

Sonia et Renée F., parents pris dans la rafle du Vel'd'Hiv, exterminés à Auschwitz;

Henriette S. : ses parents sont passés par Pithiviers et Drancy, puis ils furent renvoyés en Pologne où ils périrent à Auschwitz, avec toute sa famille polonaise;

Simone C. a perdu ses parents dans un bombardement;

Babette, sortie du ghetto de Varsovie, sauvée par miracle de Treblinka, ne parlait pas un mot de français, l'année dernière, quand elle est arrivée... Mais qu'est-ce que tu fiches ici, toi, va faire danser les filles, elles n'attendent que ça !

Ces noms murmurés, mystérieux et terribles, étaient-ils nouveaux pour moi ? Je compris pour la première fois qu'ils me concernaient, que j'étais peut-être dans le même cas que ces filles qui dansaient devant moi.

Des artistes en vue mangeaient à nos tables et leurs traits, gravés dans le lino, décoraient un journal: Jean-Louis Barrault bouclé, Madeleine Renaud souriante, Araminte et Dubois, la Princesse et Tête d'or. Connaître la casse inclinée pour y puiser machinalement, comme un imprimeur renaissant, les fins soldats de plomb qui viendraient s'aligner sur la page en ordre de bataille. Encrer au rouleau, charger la rotative, actionner la pédale et guetter la merveille, avec Victor Gambau, l'ouvrier typographe, également économe (qui lavait aussi, je le sais aujourd'hui, les cartes d'identité dangereuses, arrachait dans les champs les carottes et les pommes de terre payées, mais non livrées, qu'il rapportait en camion. Il s'indignait qu'on cherchât devant lui un passeur pour cacher des enfants: « Vous cherchez quelqu'un alors que je suis là! »). Le papier, gris pourtant comme le pain, palpitait de pensées. On tournait la glaise, on cuisait l'émail. Las de mentir, un jeune acteur mimait la vie: la mer houleuse, le panaris, les sept sentiments, la marche contre le vent. Il écrivait le ciel de ses doigts qui volaient comme des tourterelles. Ses mains fines l'emmuraient dans une cage de verre qui rétrécissait; quand il brisait la cage et qu'il se croyait libre, il était prisonnier d'une plus grande, oppressé de nouveau. Il nous apprenait à marcher sur place en coulant rythmiquement un pied sur l'autre, à courir sur une jambe immobile en balançant l'autre. Après la guerre, il ne craignait plus que les oreillons. Sa magie muette opérait sans barrières. Cet inconnu s'appelait déjà Marcel Marceau, dans la clandestinité, quand il passait à vingt ans des enfants pour l'O.S.E. Madeleine Carrol jouait Petite République avec Léa pour vedette et répondait du sort des baleiniers partis de Nantucket comme au temps de Moby Dick. Le marin couchait dans des ports, près de cannibales à la peau tatouée qui gardaient des têtes dans des couvertures. Un jour de défaite et d'ennui, j'inventai la Plaxie, ses moeurs et ses lois, sa carte, une épopée, des lacs noirs sous un ciel ecchymose. Combats de boxe chaussettes aux poings, des reflets complaisants aux fenêtres, les exploits de René Vietto, la force et la justice des héros d'illustrés, des rassemblements dans la salle aux colonnes autour d'un goéland perché sur un tabouret, des cours de latin dans la bibliothèque ronde, encombrée de perruches, avec un Normalien venu de Paris, des coupoles dorées, des ponts dans la brume, des relevés au Louvre, une maquette de Louxor, la flamme des rosaces et des cytises en fleurs, le car qui longeait des poèmes de pierre, des lieux où l'histoire avait ses châteaux, les vases de Sèvres et des questions aux artisans, des enquêtes minutieuses et des apprentissages, du théâtre à faire et ce bonheur paradoxal.

Nous promenions nos secrets dans le bois de Fausses Reposes, au bord des étangs et sur les chemins de Ville-d'Avray, et nous marmonnions, en jardinant autour de la butte aux abeilles, les grands pactes jurés la nuit en crachant sur le lierre sacré ou les codes cachés dans la cabane de l'éboulis. On annonçait à table, comme l'aboyeur à l'entrée d'une Altesse, le produit savoureux de nos songes:

« La salade que vous allez manger est la salade du jardin des Moyens! »

Cherchant le Grand Passage du Nord-Ouest avec des rangers canadiens, j'avisai des trappeurs au bivouac et des caribous qui fuyaient dans la nuit polaire. Je retrouvai dans l'Antarctique un monde perdu de mammouths décongelés par un réchauffement des mers: ils paissaient la toundra d'un air étonné. Des mâcheurs de papier, derrière leur castelet, montraient la belle Bauldour et le beau Pécopin; ils parlaient à l'abri de ces marionnettes, confectionnées par eux, qui les protégeaient en cas d'échec ou les signalaient en cas de succès. Ils s'enhardissaient à monter sur une scène, à mimer, puis à jouer un personnage, attachant ou comique; ils l'incarnaient pour longtemps ou jetaient sa défroque importune, essayant des masques et des identités, paraissant enfin pour leur compte, à découvert. Des quêtes passionnées, des rôles à tenir, exister autrement. La fièvre et la chaleur des fêtes qu'on prépare et des expositions, les chœurs des Troyens, la tragédie des Perses. Des remparts s'élèvent, on devine un palais, des vaisseaux. Des motifs très anciens sont tissés de nouveau, des pas oubliés dessinés sur le sol, au son des syrinx et des tambourins. Enfin la veillée d'armes, on scrute les étoiles. Demain c'est Salamine. Par intermittence, le goéland poussait son cri contre « les pisse-copie» puis savourait, extatique, oeil mi-clos: « C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar », « En ce temps-là le désert était peuplé d'anachorètes » ou « Pont-Aven, envolée blanche et rose de l'aile d'une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal ». « Le vernis des maîtres! »

On chantait des canons ou des airs d'opéra: « Divinités du Styx, ministres de la mort! », « J'ai perdu mon Eurydice, rien n'égale mon malheur ». La Pennsylvanie révélait ses pétroles, l'univers ses spirales et Couperin ses leçons de ténèbres. Guidé par des « fiches» qui posaient des questions ou montaient des expériences, espérant des «gommettes » (la rouge euphorique !), on observait, on fabriquait, on cultivait, on élevait, on travaillait, on se spécialisait et les autres vous consultaient, vous recherchaient, on se rendait utile et presque nécessaire; on déchiffrait des grimoires et des planches, on voyait des musées, des « savants », on le devenait un peu soi-même; on prenait insensiblement sa place et son importance dans le groupe, qui formait une famille en découvrant le monde.

Déjà ces travaux nous libèrent et nous resocialisent. Ils nous lancent dans des sphères acceptables et telle est la plasticité des enfants qu'ils nous rendent aussi la confiance et l'espoir. L'amour éclairé des adultes et l'amitié des camarades, dans une joyeuse effervescence, rassurent et réchauffent. On oublie sa peine et son trouble, on admire de bon coeur, on crée par soi-même, on goûte à la vie parmi les autres. Jours légers comme un vol de Plumettes, de Colibris et de Bergeronnettes, couvent de capes grises, enfances réparées! On s'absorbe entièrement dans « l'étude du milieu », dans des oeuvres et des thèmes, occupant plusieurs mois, commandant toute activité, qui culminent en spectacles baroques. Qu'importe si la torche effrayante des danses primitives était un flambeau sage entre deux seaux d'eau, si des contorsions dans le fond d'un beuglant figuraient un gracieux charleston ou si le Moyen Âge - « quelque chose de frais, avec des troubadours, des hennins, des jongleurs dans le style du Roman de la Rose » ou « quelque chose de romantique, avec des échoppes et des colombages, qui plût à l'âme des gosses sans être trop catholiquard » - grouillait finalement de crosses et de mitres, de clercs hystériques hurlant «Alleluia! » et de Quasimodos les yeux révulsés? La lande désolée, l'Angleterre misérable et la rude Olténie nous étaient familières: le soir, nous entendions la suite des Grandes Espérances; d'autres lisaient Jane Eyre ou Les Chardons du Baragan. J'ignorais tout de la vie dans les classes supérieures, des razzias des grands, toujours affamés, sur les colis canadiens, et des filles dépucelées, debout contre un mur, dans la sente de la Vierge ou la soute à charbon. Je n'aurais pas épié, par les trous d'une serviette ou les fentes des persiennes, les chastes Suzanne qui sortaient du bain. J'entrais sans malice et sans crainte dans les douches collectives, avec des camarades hantés par ce qu'ils avaient lu dans la presse avant d'arriver. Ceux qui finirent la guerre à Sèvres y connurent l'attente insupportable et déçue du retour des parents, qui ne cessa pas mais devint seulement plus déraisonnable, avant qu'on se résigne à l'évidence [6].


[4] « Nous décidâmes de ne nous inféoder à aucune école, ni à aucune secte, soucieux en cela de respecter la personnalité du maître, que nous ne voulions pas amputer de son pouvoir créateur en le condamnant à être le desservant d'un culte établi. »

Yvonne Hagnauer.

[5] Roger Hagnauer :

« Un délégué d'une organisation juive de Secours entra un soir dans le petit bureau isolé sur la terrasse et confia à Goéland:

- Je cache quatorze enfants juifs évacués de Limoges. Prenez-m'en un ou deux. - Amenez-les moi tous! C'est ainsi que tout commença. »

« La liberté ou la mort » affiché dans l'entrée, Pétain derrière un piano. Dans l'administration même et parfois dans l'Église, elle trouva des protecteurs et des complices efficaces et discrets. Des visiteurs inquiétants furent dupés par la chaleur d'une Maison remplie d'enfants juifs cachés sous de faux noms. Vers la fin de la guerre, par prudence, on la somma de disperser les enfants.

Roger Hagnauer :

« Lorsque le nazisme, pressentant son écroulement, exaspérait ses persécutions, un vent de panique souffla en haut lieu. La peur des responsabilités, une sollicitude sans doute sincère y provoquèrent une intervention impérative auprès d'Yvonne. Par téléphone, on lui ordonna d'évacuer les enfants... « malades» que l'on tenterait de placer en des lieux plus sûrs. La réponse atteignit le paroxysme de la violence: « Je refuse de me déshonorer et de vous déshonorer. Si l'on veut me contraindre à ce lâche abandon, je conduirai tous ces enfants au siège et sous vos fenêtres, j'attendrai avec eux votre verdict. » Goéland réunit immédiatement son personnel et lui fit part de l'injonction et de sa décision. Il y eut quelques objections et réticences que justifiait une légitime prudence. Mais avant tout débat, Victor Gambau et Eliane Guyon avaient dit simplement qu'ils suivraient leur directrice, quoi qu'elle fit et quel que fût son sort. »

Textes cités par Céline Marrot-Fellag Arouet (Les enfants cachés pendant la seconde guerre mondiale).

[6] Roger Hagnauer :

« Pendant les années 1944-1945, les récréations restaient souvent silencieuses. C'est que les plus grands suivaient des yeux les gros avions américains portant des déportés survivants, qui passaient au-dessus de la terrasse avant d'atterrir à Villacoublay. Il y avait déjà des demandes de visites. On s'efforçait ce jour-là de sortir dès la fin du déjeuner, avant l'arrivée des premiers parents, ceux qui, hélas, auraient attendu vainement. Une n'était jamais au rassemblement (...). Nous la trouvions dans sa chambre, immobile, silencieuse, assise sur son lit où s'étalaient les photos de ses disparus. Attente vaine? Des camps de la mort, il ne revint qu'une mère... et en quel état! »

Nous étions pourtant des privilégiés, non seulement survivants mais réconfortés, reconstruits dans une de ces Maisons qui, faute de parents pouvant les accueillir en France, en Israël, en Amérique ou dans d'autres parties du monde occidental, hébergeaient des orphelins qu'elles avaient parfois sauvés puis cachés pendant des années, leur faisant même oublier qu'ils restaient souvent seuls de toute une famille, évitant qu'ils ne tournent mal et perdent leurs dernières chances en attaquant la société. Et les éducateurs qui tenaient ces « Maisons du Maréchal », qui les avaient reprises ou créées pour les détourner, gardaient quelquefois ces enfants, qui travaillaient déjà, jusqu'à leur mariage. Le goût qu'ils y prenaient de la vie commune, au sein d'une famille élargie de victimes, effrayées par le monde ou soudées par l'épreuve, faisait rêver certains d'Israël, un pays neuf à bâtir et à défendre, et surtout du kibboutz exaltant, fait pour eux, qui semblait prolonger la « Maison ».

Caravelle (lino)
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