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La lutte contre les discriminations aux États-Unis : Unité ouvrière, unité humaine

par Roger Hagnauer (Les cahiers Fernand Pelloutier - Centre d'éducation ouvrière CGT-FO - 2e année, n° 13 )

Le Monde Libertaire La Révolution Prolétarienne

Est-il vrai que l'on ne voit que ce que l'on veut voir, que l'on ne cherche pas à élever' des idées sur ses observations, mais au contraire à confirmer ses idées par des observations choisies? Les comptes rendus des missions aux U.S.A., les relations de voyages outre-Atlantique paraissent trop souvent inspirés par la volonté de justifier des conclusions... préalablement formulées.
Si l'on s'en tenait aux notations objectives, recueillies au hasard de rencontres sur l'immense territoire des U.S.A., on aboutirait sans doute à des contradictions apparemment insolubles. Le pire et le meilleur, des spécimens vivants de la barbarie médiévale émergeant deS constructions les plus hardies de la technique moderne, la loi de la jungle dominant encore sur des territoires voisins de campagnes ranimées par une industrie harmonieuse, sous le signe de la douceur de, vivre
,- et des villes où la fraternité humaine réalise d'émouvantes' entreprises.!
Que les logiciens qui veulent tout expliquer par des prinCipes et des idées générales méprisent une civihsation et une humanité, échappant ainsi à, leurs classifications ... nous ne nous en étonnons pas. Une fois de plus" nous nous félicitons de ce qui les irrite. Car, aux U.S.A., les contradictions témoignent d'une évolution rapide - car « le pire » est dans des situations qui persistent, « le meilleur », dans les mouvements qui se développent librement.
C'est dans cet esprit que nous voudrions examiner sommairement la «, question noire» aux
U.S.A. ' .
LA GUERRE DE SECESSION ...
... TOURNANT DECISIF
Au cours de notre mission consacrée à l'éduca-' tion ouvrière aux U.S.A. - du 13 août au 24 sep~ tembre 1950 - nous avons recueilli un certain nombre d'éléments d'information, non sur la question noire exclusivement, mais sur toute la détermination raciale, religieuse et nationale - qu'elle joue contre les Noirs, les Jaunes, les Juifs, les catholiques ou les immigrants en général. Sans doute n'est-ce là qu'une documentation incomplète et insuffisante - qui présente cependant le ,double avantage' d'être directe, vivante et spontanée, et de résulter aussi bien de l'initiative des Français que de celle des Américains.
Deux constatations préalables : c'est d'abord que le problème noir domine 'par la densité des populations intéressées, l'étendue dans, le temps et dans l'espace des conflits qu'il provoque, la simplicité même de la détermination par la couleur de la peau., C'est ensuite que s'il n'est pas la cause exclusive du phénomène et de sa persistance, le facteur économique est à l'origine, qu'il' en est même ,la cause essentielle.
L'esclavage - vieille institution africaine accompagna les premiers colons qui s'installèrent dans le Sud-Est des Etats-Unis d'aujourd'hui. C'est en 1619 qU'un capitaine hollandais y « importa » des noirs captifs. Les besoins et les profits de la culture du tabac provoquèrent la naissance de l'institution et, dès 1755, on comptait 10.000 Noirs pour 6.200 Blancs. On s'aperçut vite que la traite des Noirs constituait un commerce
fort lucratif. (N'oublions pas que ce fut aussi une des sources de la richesse des armateurs français des ports de l'Atlantique et que l'abolition de l'esclavage provoquà une des, premières scissions parmi les révolutionnaires de 1789), Cependant, l'esclavage imvlique des possibilités de surveillance particulières. Il semblait peu rentable dans la culture du coton et, lors de la guerre d'Indépendance, de grands domaines demeurant en friche, de l'iches propriétaires (tel Georges Washington, lui-même) avaient abandonné! le système. C'est l'invention à la .fin du XVIII' siècle, de la machine à égrener le coton qui, en simplifiant les opérations et en facilitant la surveillance, développa à la fois la culture du coton et l'esclavage. En vingt ans, la production quadrupla. En soixante ans, le nombre des esclaves du Sud passa de 1698.000 à 4 millions.
C'est alors que l'on diffusa des théories politiques et' philosophiques justifiant l'esclavage. C'est. alors que le conflit entre le Nord industriel et antiesclavagiste et le Sud agricole et esclavagiste provoquala guerre de Sécession, en 1861.
La littérature" de la « Case de l'Oncle Tom » à « Autant en emporte le vent! » a illustré cette période passionnante de l'histoire américaine. Peut-être a-t-elle contribué à dissimuler la réalité profonde sous les vives couleurs des sentiments et des passions ? L'idéologie, si noble qu'elle soit, n'explique pas le déclenchement et la longueur des hostilités. Les politiciens du Nord ne s'opposaient qu'à la Traite des Noirs - interdite depuis. longtemps - et à l'extension de l'esclavage. Ils respectaient les droits des propriétaires du Sud sur leurs esclaves. Ce n'est pas « l'abolitionnisme » qui a provoqué la Sécèssion - c'est la Sécession qui a provoqué la fameuse déclaration du président Lin-
coIn du 22 juillet 1862 annonçant la, libération des Noirs du Sud, pour le 1er janvier 1863. Sile comvromis se révéla en fin de compte impossible à maintenir, c'est qu'il se heurtait aux nécessités de l'évolution économique. Le, Nord industriel ne pouvait se priver des produits de l'agriculture du Sud et ses usines devaient appeler une main~, d'œuvre salariée';',de plus en plus dense. Pour les Etats-Unis, la guerre de Sécession eut 'la même im."1n1'+nnr>c (lue' '1')0111' l'A naleterre la révolution industrielle du XVIII' siècle qui sacrifia l'agriculture à l'industrie. Le Sud indépendant, détaché du système, tourné vers sa clientèle européenne, c'était pour le Nord 'un écroulement semlable à celui qu'aurait subi l'Angleterre privée de ses colonies et de sa flotte.
La victoire du ,Nord, si elle supprima l'esclavage, ne pouvait aboutir à une véritable libération des Noirs, parce qu'elle maraua avant tout le triomphe de la civilisation capitaliste. Les grands domaines à exploitation féodale disparurent dans le Sud, où les « fermiers », petits provriétaires aqricoles, dominèrent largement (1). Mais les Noirs, privés d'instruction, réduits par des habitudes ûncestrales aux besognes serviles, constituèrent pour l'industrie textile du Sud une main-d'œuvre à « bon mar-
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ché ». Le Nord connut le prodigieux développement de l'industrie métallurgique qui 'assure aujourd'hui aux Etats-Unis la suprématie mondiale. Les industriels, par l'immigration et l'appel aux Noirs transfuges du Sud, constituèrent une masse de manœuvre qui pesa et pèse encore sur le marché du travail. Reconnaître les droits civiques et politiques des Noirs dans le Sud, admettre le principe « à travail égal, salaire égal » dans le Nord, c'était contrarier l'exploitation patronale. Les Noirs citoyens - formant des minorités puissantes pouvaient là peser sur les Pouvoirs publics et obtenir des garanties d'ordre social. Les Noirs bénéficiant de salaires et de cond~tions de travail équitables n'auraient plus joué ici le rôle de concurrents intéressants des salariés blancs. C'est exactement dans ces termes que se pose chez nous le prOblème colonial, qu'il s'agisse des industries indigènes ou de la main-d'œuvre africaine dans les industries métropolitaines. Seulement aux U.S.A. les populations cohabitent. Ce qui change l'aspect humain du problème. Ce qui explique que les syndicats américains mènent contre la discrimination une lutte singulièrement plus énergique et plus efficace que celle que nous avons menée contre le cclontalisme.
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UN SOM,BRE TABLEAU' ..
Au cours de notre mission, la question noire sollicita constamment notre attention. Non. seulement, par nos observations personnelles, mais parce que la lutte contre la discrimination s'inscrit dans le programme d'éducation ouvrière de presque toutes 'les organisations syndicales améri-
caines. '
A Milwaukee (la capitale de la bière) dans 'le Wisconsin, nous entendions des représentants du Comité pour la défense des Droits civiques : deu:x Noirs et un Blanc, avec les amis du C.I.O. qui nOll·,Ç .~ervaient de quide.~ et notre « manager » de l'administration "de l'E.C.A. A New-York, ce lut Mme Hilda Sill, représentante du Comité juif américain et a.djointe à la. Direction du Service. Nationale du Travail qui noue précisa les bases officielles de la lutte contre la discrimination.
On comptait en 1866, à la fin de la guerre de Sécession, 3 millions 500.000 Noirs dans le Sud et 500.000 dans le Nord. Actuellement, la population noire atteindrait vrès de 15 millions 'de membres. Accroissement dû' presque' exclusivement à la forte
natalité des familles noires. .
Pendant la pérîodede développement. industriel d'une exceptionnelle rapidité de la fin du XIXsiècle et des débuts du XX- siècle, la' migration des Noirs du Sud au Nord avait déplacé 1.500.000 individus. Et le mouvement continue à un rythme accéléré.
Dans le Sud, la discrimination apparaît même aux observateurs superficiels - comme une institution traditionnelle et éternelle. Dans les trains, dans les autobus, dans tous les établissements publics, la « ségréaation » par la couleur est indiquée par des écriteaux et pancartes qui rappellent les douloureux souvenirs des manifestations antisémites hitlériennes. Dans seize Etats' du Sud, la loi interdit les mariages mixteS. Dans dix autres, les mœurs agissent avec une pression coercitive plus implacable encore. Inutile d'insister sur la situation sociale des Noirs dans le Sud. Les faiis sont connus du grand public. Soit par l'astuce des conditions d'électorat (obligation de' savoir lire et écrire, par e:xemple), soit par la violence extra-légale, les Noirs sont mis dans l'impossibilité de participer aux élections. On ne se soucie ni de leur instruction élémentaire, ni de leur formation professionnelle. Les collèges et Universités' leur sont fermés. Ils vivent dans des quar-' tiers misérables qui leur sont normalement résèr-
. vés. La justice leur est impitoyable, leur culpabilité préalable ordinairement acceptée.
Sombre tl:'tbleau' qui appellerait pas mal de retouches (2). Il convient, simplement,' de ne pas 'simplifier avec excès, en considérant le Sud comme une unité politique. On peut noter des
différences appréciables, selon les Etats. D'autre part, soit par l'industrialisation rapide, soit par la diffusion d'idées généreuses, soit par la propagande syndicale, soit par un effort d'éducation Ilui prend souvent le' caractère d'un apostolat, chez certains instituteurs ··et institutrices qui s'apparentent au missionnaires chrétiens et aux intellectuels Tévolutionnaires russes d'autrefois, circulant à tra?lor. 70. .tp''7)ve~ et. 11l7.rmi les i~bas - les Noirs s'émancipent' et s'organisent, cependant que .des Blancs de plus en plus nombreux reconnaissent que ces séquelles de l'esclavage déshonorent plus la race « supérieure » qu'elles n'humilient la race « inférieure ».
L'ACTION SUR LE PLAN LEGAL
ET FEDERAL... .
Le gouvernement fédéral avait obtenu du Congrès, pendant la guerre, le vote de lois contre la discrimination, interdisant toute pratique « discriminatoire », quelles qu'en soient les victimes. Malheureusement cette législation exceptionnelle a cessé d'être applicable, avec la fin de. l'état de guerre. Les Etats ont, repris leur autonomie, en matière de politique intérieure. De nombreux « démocrates du Sud » n'ont pas suivi 'l'administration Truman dans sa politique favorable aux. Noirs. Il a fallu poser la question devant les assemblées de chaque Etat. Huit. seulement ont accepté .le prolongement des lois antidiscriminatoires. Ce sont les Etats de New-York, du New-Jersey, du Connecticut, de Rhode-Island, d'Indiana, d'Oregon, du Massachusetts, 'du .Nouveau-Mexique, sans oublier le district fédéral de Washington. Dflns la Pensylvanie, l'Ohio et l'Illinois les législateurs n'ont repoussé ces lois qu'à unè voix de majorité
Cependant la loi lédérale sur « les pratiques équitables dans l'emploi» peut être utilisé dans la lutte contre la discrimination. Malheureusement, elle ne s'applique qu'au commerce « inter-Etats ».
.c:".". n()Ute. dall~ le.~ Etats qui ont repris la législation exceptionnelle, l'appareil judiciaire peut-il entrer en action pour poursuivre les « délinquants »... aussi bien les patrons qui, directement ou obliauement. refusent d'embaucher des Noirs - que les hôteliers qui ne veulent pas rerevoir des v07Jageurs juifs 'ou même catholiques. Mais la procédure est longue. On compte beaucoup plus sur « le loyalisme.» du cit07/en américain qui respecte d'autant plus la puissance publique que les .interventions de l'Etat se limitent au strict minimum, et qui considèr.ent la loi comme une sorte de contrat. C'est ainsi qU'une grosse société d'assurances de New-York, qui excluait les Juils et lcs Noirs de son personnel, a annoncé publiquement sa volonté de s'incliner devant la loi .C'et ainsi que des ouvriers de l'Etat cle New-York, en grève pour protester contre la nomination de Noirs à des postes responsables, ont été désavoués par leur syndicat.
Aussi l'initiative du gouvernement fédéral s'exerce-t-elle surtout dans l'utilisation de concours bénévoles, de la bonne volonté de démocrates actifs qui constituent sous son autorité des comités et des commissions pour la défense des Droits civiques et. des 'Droits de l'Homme.


Il ne faut pas négliger l'opposition du Sud'à toute cette législation. Il convient de l'expliquer, non seulement par les préjugés raciaux et les survivances' de l'esclavage, mais aussi par la défense de l'autonomie des Etats. Lorsque ceux-ci fJomptent
, une forte population agricole,' les fermiers - naturellement conservateurs - s'opposent à la législation exceptionnelle, beaucoup plus par répugnance pour les solutions d'inspiration « urbaine » que par .hostilité irréductible aux Noirs.
• Mais il ne faut pas non plus mépriser les progrès réalisés dans le Sud.'
Une « association pour le bien-être de l'Homme» y prolonge l'action des Comités pour la Défense des Droits civiques du Nord, avec quelquefois le soutien des autorités publiques. Des Noirs entren.t dans les polices et les jurys populaires. On n'a signalé l'année dernière qu'un cas. de lynchage, au lieu de dix l'année précédente et plusieurs centaines par an avant la gu~rre. L'opinion publique réagit souvent contre. les violences raciales. Et des tribunaux ont poursuivi les lyncheurs et acquitté
des Noirs (3), ,
Résultats encore sporadiques qui annoncent l'avenir, plus qu'ils ne caractérisent le présent.
ESPRIT ,COI'.iS'ERVATEUR DANS LES SYNDICATS?
Sans doute n'est-il pas facile de distinguer dans l'action contre la discrimination, ce qui dépend du gouvernement fédéral, des associations privées ou des syndicats; .. , Il s'agit d'une tendance qui serait sans effet, si elle ne dépendait que de l'autorit,; et
,de la loi. Mais pour. que le mouvement détermine une orientation nouvelle, il faut que la solielarité. de classe et non la simple défen.se de droits abstraits le pousse, le soutienne et l'accélère.
On n'a pas oublii non plus que la grande ?:agué de grèves de 1946 avait déterminé le vote d'/me loi antisyndicale, dite Taft-Hartley, contre laquelle," toutes les organisations syndicales ont mené une
,lutte tenace, ardente et vaine' jusqu'à maintenant.
Mais ce que l'on ne sait pas;' c'est que des politiciens républicains se sont appuyés sur des groupe'ments de Noirs pour soutenir la loi. On entendait en effet s'élever contre la « tyrannie des syndicats » et on affirmait que ceux-ci pratiquaient la discrimination. Argument évidemment repris par les staliniens ...
Nous avons voulu recueillir sur ce point une information objective..';
, Il est vrai que des syndicats blancs sont fermés aux Noirs. Il est également vrai que des syndicats « noirs » du Sud sont fermés aux Blancs. Dans des syndicats mixtes, les Noirs et les Blancs se réunissent séparément, et· sinon par obligation statutaire, tout au moins par habitude, les bureaux ne comprennent pas toujours de « coloured men ». '
Tout cela existe sans nul doute. Seulement, il n'est pas équitable de tirer une loi générale de faits sporadiques .:- surtout lorsque la tendance ici s'affirme dans un sens opposé. Au reste, ne soyons pas trop sévères et ne crions pds au scandale. At-on oublié que l'on a été incapable de créer en Tunisie une grande organisation syndicale groupant - avec des droits égaux - les travailleurs
.. indigènes et 'français ? Connait-on la situation 'des
Nord~Africains quhforment presqu'une ville autonome aux portes de Paris .. , et qui ne 'bénéficient pas des avantages conquis par "'leUrs' ·camarades français... pas même, des 'Prestations analogues d'Assurances sociales et d'Allocations .. familiales ? Balayons. d'abord devant notre porte... "
... Car la discrimination '- sur .. le plan syndical n'a pas d'autre cause .que cette concurrence entre travailleurs. Les' vieux syndicats de l'A.F.L. sont essentiellement - sinon exclusivement - des syn~ dicats d'ouvriers qualifiés, pour qui la défense .du salarié impliquait une sorte de « mathusianisme », c'est-à-dire la limitation de l'offre sur le marché du travail. Ce qui les a conduits à réclamer Ja réglementation de l'immiqration. On. ne peut pas les accuser aujourd'hui de défendre' des doctrines
« discriminatoires ». Nous avons rencontré dans la vallée de Tennessec, un militant de l'A,F.L., représentant un des syndicats d'électriciens qui "éollaborent avec l'administration de la Tennessee Valley Authority (T.V.A.) -. cette entreprise publique fédérale qui a fait renaître une immense région, dévastée par les inondations et en voie 'de dépleuplement .. Comme nous nous étonnions, devant lui, de la condition des Noirs dans ces Etats du' Sud, • et que nous lui posions la. question de l'absence de Noirs. dans son syndicat .:...- cet ouvrier hautement qualifié, qui nous avait exposé avec une sflreté varfaite les conditions techniques de l'exploitation du barrage de Norris-Dam, parut à la fois surpris et' gêné. Il répondit simvlement que l'instruction
. des Noirs étant fort néqligée et leur formation professionnelle" à peu près nulle, l'accès aux métiers qualifiés leur était interdit. C'était une explication sans doûte valable. Nous aurions voulu un commentaire virulent et une réaction « volontariste ». Mais ce jeune, s'il manquait d'audace, manquait aussi d'autorité. Ce n'est pas chez lui, ce n'est pas dans ce secteur privilégié du' T.V.A. Que nous chercherons les types représentatifs de
l'A.F.L. '
, Car ce qui' comute encore, c'est de shvoir si ce phénomène de « discrimination» par .{( malthusianisme » persiste et s'il correspond à une tendance profonde, de l'A.F.L. Notons- d'ailleurs qu'il n'est pas spécifiquement américain. Pendant l'entredeux, guerres, dans les' corporations du bâtiment français - cependant d'esprit assez avancé ~ on con~tatait une « xénophoh;e }) dirilJée particulièrement contre les Italiens. Les mineurs acceptèrent mal leurs. collègues polonais. C'est l'action syndi-' cale qui a imposé le contrôle de la main-d'œuvre éfTflnr!èr~. A7'ant 1914, les travailleurs du '. Livre s'opposaient à l'entrée des femmes dans les ateliers - et cet antiléminisme réactionnaire n'a pas disparu dans la classe ouvrière française.
MINORITES INADAPTEES
On comvrendra " la gravité de ce problème de l'immigration - qui dépasse par· son importance la simple question:' noire .....:. en notant les préci-
sions suivantes: _ . .
La population des Etats-Unis de 1790 à 1950 a monté de 4 millionscà 150 millions; de 1940 à 1949, l'augmentation est de 17.500.000: habitants. De 1820 à 1946, 38.500.000 immigrants 'ont pénétré aux U.S.A., à savoir: 33 millions d'Europe, 1 million d'Asie, 4.500.000.d' Amérique.
. \
Une section locale de New-York de la Confection )Jour Dames compte des travailleurs de 22 nationalités différentes. A Chicago. 32 nationalités sont
..représentées. A Detroit, les Polonais occupent tout un quartier. Faut-il rappeler que si Harlem ... est la communauté noire la plus importante du monde, New-York est aussi la ville qui compte ,le plus d'Italiens, le plus de Juifs, le 'plus d'Américains .. et que son quartier chinois évoque les grouillements des massives cités jaunes.
On nous dira que c'est là un des traits essentiels du peuplement des U.S.A., au sol défriché, aux villes bâties par tous les proscrits d'Europe. Mais ce qui est nouveau,. c'est qu'il ne s'agit plus de colons et de pionniers>;C'est une industrie en plein développement qui a: appelé à 'elle des masses de travail~eurs roulant dans la.machine, avantg,e s'être
,,,," ,1.
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accrochés au sol et adaptés à la communauté nationale. Là encore, avec des différences de dimensions, de masses et de rythme, c'est la répétition du phénomène de la révolution industrielle du XIX- siècle en Angleterre et en. France. Et èe sont exactement les mêmes effets. On ne peut confondre la situation des Noirs dans le. Sud où l'industrie textile les a recrutés sur place, . lors de la dissociation des grands domaines -' et, dans le Nord, à Chicago par exemple, où les besoins d.es industries de l'Acier, des Abattoirs, de la « Conserverie » 'ont doublé en un an à Chicago' la. population noire. C'est trop simplifier que de dire: les Noirs s'entassent dans des taudis... c'est· au contraire « l'entassement » qui a transformé en
taudis des maisons convenables. "
. La machine industrielle se développant beaucoup plllS rapidement que les pOSSibilités de logement dans les villes - n'est-ce pas une des causes de la misère ouvrière à Manchester, à Liver-' pool, à Lille, à Mulhouse, dans la première moitié du XIX- siècle ? C'est aujourd'hui une des causes de la misère noire à Chicago... de la misère polonaise à Detroit, de la misère porto-ricaine à NewYork.. Rf certes on rpagit beaucoup vlus vite et on construit sans arrët aux U.S.A. Mais la croissance industrielle jusqu'à présent ne connaît guère
de ralentissement. .
L'adaptation sous tous ses aspects ne s'impose pas seulement pour les Noirs. Le magnifique exem1)le de « l'Union de la Confection pour Dames » n'est exceptionnel que par l'importance de l'effort d'assimilation et d'éducation entrepris. Mais ici la multiplicité même des nationalités favorise l'évolution. C'est beaucoul1 plus difficile, lorsqu'on se heurte à une communauté d'origine, de traditions eVde préjugés /We la concentration territoriale renforce. D'autant plus que la discrimination n'est plus à sens unique. A Harlem, comme dans cel''' tain es villes du Sud, on assiste à des 1nanifestations de racis'me et même de nationalisme noir. Les victimes cherchent d'autres victimes.
Le mépris du Noir domine èi Détroit. chez les Po'(onais. Les Noirs se révèlent en général antisémites à Chicago. Il est fort probable que les Juifs, dans certaines communautés du Sud, suivent la tendance générale contre les Noirs.
Bien entendu, cette observation ne S'applique qu'à ceux que leur misère laisse en marge du peupIe, américain. Il est au contraire fréquent et normal que les « militants » dont les persécutions ont aiguisé la sensibilité, s'élèvent a,ll-dessus des partis-pris de leur groupe d'origine. C'est ainsi que le Comité de secours ouvrier juif - qui s'était proposé à sa fondation de secourir les victimes de la barbarie raciale nazie - se consacre aujourd'hui à la lutte contre la discrimination en général, et plus parculièrement contre la « ségrégation » des « colou1'ed men and WOmen ». Exemple de désintéressement, . d'intelligente humanité et de prévoyante perspicacité - que certains « sionistes » européens suivraient avec profit.
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PROPAGANDE SYNDICALE DANS, LE SUD
Cependant si les traditions, les préjugés, les sentiments et les idées ne sont pas à négliger, en ce domaine , c'est bien le camctère de classe. de la' lutte contre la discrimination qui est essentiël. Ce sont les patrons, les compagnies financières,' les entrevreneurs et propriétaires qui, en utilisant les confltts ethniques, nationaux et religieux à des fi'[l.s sordides. - qu'il s'agisse de l'avilissement des salaires ou de la spéCUlation sur les logements ont provoqué la résistance d'abord,. l'offensive ensuite des syndicats.
Ce que nous, avons dit de l'esprit conservateur de certains syndicats de l'A.F.L. ne doit pas nous amener à des conclusions injustes. Non seulement l'A.F.L. a pris. position officiellement et nettement. contre la discrimination,' mais, encore elle mène toute sa propagande dans le Sud sous le signe de cetteatftrmation doctrinale. Mieux, U s'établit une sorte de compétition sur ce terrain entre Les deux grandes confédérations. Nous avons sous les yeux une petite brochure illustrée dont le
titre « Pie ln.the sky » semble intraduisible. « Pie" veut dire un pâté, une tarte ... « in the sky », dans le ciel. Ce qui doit vouloir dire aûx Noirs que plutôt que chercher la pâtisserie dans la lune ... "ils devraient se nourrir des réalités. substantielles
que leur ,offre l'A.F.L.. '.
. Un rappel historique: l'A:F.L. a été fondée en 1881 par un Juif (Samuel Gompers) et .baptisée par un noir. délégué de Pittsburg. En 1946, .l'A.F.L. comptait 650.000 adhérents noirs, dont 450.000 dans. quatorze. Etats . du Sud -, soit plus de 20 % de' ses effectifs dans ces Etats, nombre sup,érieur.·à celui' de tous les adhérents blancs et noirs du C.I.O. dans le Sud, à cette époque (4).
Les salaires des travailleurs' noirs ont été revalorisés, grâce à l'A.F.L., compte tenu de leur qualification ou de leur non-qualification profession~ nelle. Et cette affirmation s'appuie sur les exemples portant sur des corporations numériquement importantes. On ajoute que déjà des milliers de Noirs exercent des métiers « hautement qualifiéS »: plâtriers, charpentiers, peintres, ouvriers des constructions métalliques, mouleurs, fondeurs, acteurs, musiciens, chimistes, agents des services publics, etc. Pour que les Noirs accèdent de plus en plus nombreux aux métiers qualifiés il a fallu - dit la brochure - mener soit une lutte « législative » soit une bataille' contre les employeurs soit un effort contre les préjugés des travailleurs blancs. Mais les résultats sont indéniables.
S'il existe encore des syndicats noirs distincts, c'est que souvent les lois de l'Etat et les traditions de la communauté interdisent les réunions mixtes - c'est ainsi que les Noirs préfèrent se grouper séparément. Cependant actuellement un Noir est président d'une Union, douze sont vice-présidents d'Unions, des milliers sont secrétaires de syndi-
cats. .
, Et la brochure se termine par une proclamation en faveur de l'égalité des salaires, des conditions de travail, des droits civils, des Noirs et des Blancs, des hommes et des femmes.
'L'idée du « métier» domine donc à l'A.F.L. Au C.I.O., qui a voulu organiser les travailleurs dans
-les entreprises, sans distinguer les métiers, la lutte contre la discrimination semble encore plus directe, plus simple, plus violente. A chacune de nos' rencontres avec des militants du C.I.O., particulièrement à Port-Huron où nous avons participé à une session de cinq jours de « formation de militants », nous avons constaté qu'il s'agit là, non d'une activité supplémentaire, annexe. mats de l'un des aspects principaux de l'action syndicale. Quelque soit le sujet des études ou' des débats, il était rare que l'on n'abordât pas la question noire ou celle des minorités nationales dont l'assimilation rapide s'impose.
EDUCATION OUVRIERE ET LUTTE CONTRE LA DISCRIMINATION
Au reste, ce n'est pas la distinction entre les 'Confédérations, mais plutôt . l'importance . de l'éducation ouvrière qui pourrait déterminer une sorte de classement dans l'action contre la discrimination. Celle-ci est systématiquement organisée, là où l'éduçation ouvrière dispose de moyens importants. C'est-à-dire que par cette voie l'on s'élève au-dessus des préoccupations purement corporatives. Que les syndicats de l'A.F.L.' et du C.I.O. défendent« le 1nétier » et le salaire destravailll:!urs

noÙ"s, par l'es moyens.qui: l'eur sont propres, c'est l'a nécessité· fondamentale de groupement syndical qui impose cette action, et seule l'efficacité de celle-ci motiverait un jugernent de 1!aleur.
Que les syndicalistes et ceux qui subissent directement leur influence s'emploient à lutter contre la discrimination, en créant un climat de compréhension mutuelle, en épurant « l'esprit » des travailleurs qui « discriminent » consciemment ou inconsciemment, en pourchassant· les préjugés, en cherchant des techniques nouvelles pour aboutir à des· résultats rapides, profonds et étendus, voilà qui nous paraît beaucoup plus original, beaucoup plus significatif, qui nous fournit des éléments solides d'appréciation sur la ({ conscience » du mouvement syndical américain.
A Chicago, en particulier, au cours de notre stage aù . ·Collège Roosevelt (Division d'Education Ouvrière) nous avons entendu des « représentants de minorités », des techniciens de la. lutte contre la discrimination.
Et partout : à Madison et Milwaukee (dans le Wisconsin), à Port-HUI'on, à Washington, à NewYork, nous avons. vu des exemples de cette lutte.
La propagande antidiscriminatoire utilise toutes les ressources d'une pUblicitié à· moyens puissants: l'affiche, le tract, le dépliant... avec nombreuses illustrations, dessins, graphiques, etc. Mais aussi-. et surtout le film dont la qualité varie selon le degré d'instruction du public. Un dessin animé vulgarise sous une forme amusante et un peu grossière, aussi bien les simples réactions du bon sens que les .observations scientifiques ... · celles qui concernent par exemple les 'familles. « sanguines » absolument indépendantes de la· coloration. de la peau.
Une série de scènes mon'trent les successions. par lesquelles. on aboutit à isoler une petite minorité élue, qui, après avoir écarté les Noirs, les ,Juifs, les catholiques, 'les francs-maçons... s'efforce d'imiter les niânstres hitlériens, dont on évoque la· tragique histoire.
A Port-Huron, un film - d'une haute valeur~ technique et morale - nous présenta un enfant noir inadapté... lei' le drame était suggéré, plus que .dessine en traits clairs - ce qui nous permit d'entendre, après la projection, -µ,ne discussion en-
. tre militants sur le sens et la portée des images et
des scènes du film. . '..
Mais on emploie aussi des méthodes .plus savantes; pour déceler le préjugé et le combattre Dans « Les Temps Modernes » d'octobre 1950, on lira avec profit une étude sur les recherches effectuées par « l'Institute for Social Research », afin de déterminer lai,« ·personnalité. antisémite ». Les syndicalistes que' nous avons rencontrés à MilwauÎCee et à Chicago ne peuvent pas toujours pousser aussi profondément leurs investigations. Mais c'est dans le même sens qu'ils opèrent, afin de caractériser « l'animal discriminant », même chez ceux· qui paraissent les plus libéraux. et les plUS « progressistes ».
Cependant, il ne suffit pas de débarrasser les Blancs de leurs préjugés. Encore convient-il d'amé-
. nager. aux Noirs ... comme aux membres de toutes les liiinorités, une existence matérielle convenable. ({ Si les familles noires vivaient. dans' de meilleures conditions hygiéniques, me disait plaisamment un camarade, nous n'aurions pas à redouter leur
« lapinisine ». .
On se demande parfois les raisons profondes de l'intervention actuelle des syndicats dans le domaine purement politique. Sans doute, la nécessité de combattre les politiciens ennemis des syndicats explique cette tendance. Mais s'il convient d'agir sur les « communautés » locales, c'est pour une raison plus grave encore. Le problème du logement compte parmi les plus urgents à résoudre. Et dans ce pays où « la libre enp-eprise » figure parmi les institutions sacrées on envisage des constructions réalisées par intérêt pUblic et au seul profit de la collectivité.
Nous pourrions enfin consacrer une étude spéciale à la magnifique croisade entreprise par des hommes et des femmes (des femmes surtout), avec
l'émouvante ll.UmiUté des apôtres, pour instruïre les "Noirs, pour que s'épanouisse leur richêsse intellectuelle et morale naturelle - fort grande pour que la dignité dont ils font preuve émerge de la résignation ancestrale et se hàusse jusqu'à « la science de leur malheur ».
Nous avons visité à Harlem, avec ravissement, une école où de jeunes' et joyeux éducateurs s'efforçaient « d'adapter » 1.600 enfants de ·familles misérables... noirs et porto-ricains, Mais. quelle admiration peut-on éprouver pour ceux qui vont ... seuls, au milieu d'une population toujours ignorante, sou'IJent hostile, s'installant dans des locaux parfois sordides, pour représenter dans le Sud, ce que Guéhenno appelait « la permanence de la culture» !
Car nous avons entrevu le caractère profond de cette bataille. Il est facile de présenter des exemples typiques des perSécutions subies par les Noirs, dans le Sud. Il est plus difficile de dessiner exactement la « courbe », de montrer l'évolution qui s'accélère depUis quelques années vers la libération des Noirs. Il est plus utile de décrire l'action menée par les. syndicats américains contre la discrimination - non seulement parce· qu'elle prouve l'accord profond qui existe entre eux et nous -'mais parce qu'elle éclaire l'état de la conscience de classe qui se développe chaque jour et se 'ren-
force. "
Nous avons comparé le problème noir au' problèmecolonial. Seulement celui-ci se résoudra sans doute en passant par· l'étape de l'indépendance totale dès colonies. Celui-là,. au contraire, ne peut se résoudre que. par la confu$.Ïon des races, des nations, des religions, dans une·. classe. ouvrière unie par les mêmes revendications. animée par les mêmes espoirs (5). Et parce que là-bas, la réalité, a les dimensions d'un continent, c'est construire l'humanité que vaincre, détruire et annihiler toute les discriminations, sur le sol américain.
Roger HAGNAUER.


1. Nous simplifions évidemment une vérité historIque beaucoup plus complexe. Il fau~rait tenir compte de la politique dite de reconstruction qui suivit la guerre,de Secession et qui provoqua l'irruption vers le Sud d'aventuriers et de trafiquants: flattant les plUS bas instincts des Noirs, « désœuvrés ,» par leur libération. Evidemment, leurs excès amenèrent une réaction qui permit aux riches propriétaires blancs d'exercer à nouveau leur autorité sur les noirs et « les pauvres blancs ». Cependant deux données numériques justifient notre interpré- ' tation. En 1865 la population noire comptait 90. % « d'ouvriers agriCOles », vivant presque exclusivement dans le Sud. En 1940, 40 % de toute la population noire vivait dans les vllles - 90 % de la population noire <tu Nor<t <tans les cités industrielles.

2. Daniel Guérin - dans « Combat» du 1er janvier 1951 - publle des exemples de brimades et persécutions subles par les Noirs dans le Sud .. On ne doute pas de la probité de Denlel Guérin. Les faits cités sont certainement exacts. Mals leur groupement provoque. une Impression fausse. C'est d'ailleurs la méthode employée par le réactionnaire et odieux journal « Chicago Tribune » qui, lui, met en relief les vols et les crimes commis 1 par des Noirs, pour 'justlfler la discrimination. Dire que les Noirs vivent sous 'une terreur constante dans les· Etats du Sud est une de ces « enflures » journalIStiques qui ne servent guère la cause des Noirs. On sentait plutôt dans le Tennessee, une sorte de résignation chez les uns, de sécurité chez les autres. Et c'est peut-être plUS grave.

(3) Là encore, sans' vouloir chercher querelle à Daniel Guérin, on peut regretter qu'i! parle avec scepticisme des progrès réalisés.' On n'est pas' un « laudateur intéressé» (sic!) de la démocratie américaine, parce que l'on signale par exemple, trois décisions de la Cour Suprême. âe~ juin 1950, con-damnant - comme anticonstitutionnelle : la séparation, selon la couleur, des voyageurs dans les transports inter Etats - ordonnant l'entrée d'un étudiant noIr dans la Faculté de Droit du Texas déclarant « 1llégale » la ségrégation raciale dans l'Enseignement Supérieur.

(4) Donnons encore des précisions plus actuelles.
L'A.F.L. compte 600.000 adhérents noirs, le C.I.O. plus de 450.000; la Fédération des Mineurs, plus de 100.000. Or, malgré d'Importantes migrations de Noirs du Sud au Nord, on trouve encore dans le Sud de quatre à cinq fois plus de Noirs que dans le Nord. D'autre part, pour l'ensemble de la classe ouvriére, le ·pourcentage de syndiqués est beaucoup plus important dans le Nord que dans le .Sud.-Ce qui revient à dire que hi propagande syndicale est au moins aussi fructµeuse c~ez les Noirs que chez; les Blan<:s,

(5) Les staliniens au contraire considèrent les ~ Noirs comme un·« peuple spècial ». Ils ont même '" lancè en 1937 l'idée d'une ,République noire:, Ce séparatisme n'a guère de succès, si l'on s'en réfère aux résultats obtenus, malgré' une. situation sociale qui justifierait souvent la révolte· : quelques mllliers de noirs· communistes' sur' -15 mllllons.

en savoir plus sur "Le Monde libertaire" : http://www.federation-anarchiste.org/ rubrique ML en ligne.

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