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Pour que le syndicalisme reste vivant, développons les bourses du travail

par Roger Hagnauer (n° 38 du Monde Libertaire, mai 1956)

Le Monde Libertaire La Révolution Prolétarienne

On pourrait désespérer des possibilités de renaissance du syndicalisme, de résurrection du syndicalisme révolutionnaire. Que les événements contrarient nos espoirs, nos souvenirs, ce n'est pas le plus grave. Mais il y a les gens avertis et réalistes qui ne cessent de sourire avec condescendance de nos vœux pieux et de nos revendications archaïques.

L'action directe, la révolte spontanée, l'indépendance du syndicalisme, les ambitions révolutionnaires, les affirmations prolétariennes... tout cela (comme disait le traître romantique campé par Victor Hugo), « c'est du clinquant déteint, c'était déjà usé du temps de Charles-Quint ».

On va même beaucoup plus loin, on affirme que le syndicalisme de 1906 convenait à une époque où se maintenaient vivantes les traditions du compagnonnage et des métiers qualifiés. Aujourd'hui, les pionniers du syndicalisme de la Charte d'Amiens seraient noyés dans une masse de manœuvres spécialisés, d'employés du « tertiaire » de robots imparfaits...

On aura peut-être l'occasion de revenir sur ces définitions préalables : celle de la classe ouvrière d'abord (classe d'exécutants, pas obligatoirement manuels) ; celle du syndicalisme révolutionnaire qui n'a pas à être « repensé », parce qu'il n'a jamais été l'application d'une doctrine, l'animation d'une « vue de l'esprit »...

Mais, si le syndicalisme révolutionnaire s'est manifesté par l'action directe et l'indépendance de l'organisation ouvrière (les deux bases fondamentales de la Charte d'Amiens), son caractère permanent se définit surtout par l'organisation des Bourses du travail.

Là encore, l'histoire rectifie certaines légendes. Formellement, la CGT a bien été fondée en dehors de la Fédération des Bourses du travail, dont Fernand Pelloutier était le secrétaire général et l'admirable organisateur depuis 1895. Mais elle n'a acquis sa véritable structure, sa véritable personnalité, elle n'a trouvé son style original qu'après sa fusion avec la Fédération des Bourses du travail, un an après la mort de Pelloutier. C'est vraiment l'héritage de celui-ci qui s'est prolongé dans le syndicalisme de 1906 et qui anime encore aujourd'hui ceux qui n'ont pas perdu confiance en la classe ouvrière.

Faut-il rappeler que l'organisation syndicale naquit de l'initiative ouvrière spontanée ?

Ce qui est vrai pour les syndicalistes en général l'est particulièrement pour les Bourses du travail. Sans doute est-ce sous un patronage officiel que celle de Paris fut inaugurée le 3 février 1887. Mais, cinq ans plus tard, on en comptait déjà quatorze bien vivantes pour constituer, à Saint-Étienne, le 1er février 1892, la Fédération des Bourses du travail.

Dès leur origine, elles s'affirmaient comme des institutions ouvrières entièrement autonomes. C'était encore l'époque des attentats anarchistes, lorsque les bombes de Ravachol, d'Émile Henry, de Vaillant secouaient les tripes bourgeoises et troublaient la logique savantasse des doctrinaires.

La Bourse du travail, comme la bombe anarchiste - si saugrenu que soit le rapprochement -, est une forme de la propagande par le fait. Il s'agit de prouver ici par un geste, que la société bourgeoise provoque la haine et le nihilisme destructeur. Il s'agit là de prouver, par une création originale, que la classe ouvrière peut acquérir par ses propres moyens, sans aucun secours extérieur, la science de son malheur et réaliser effectivement la solidarité de tous les prolétaires.

Tout cela est fort bien, mais tout cela appartient-il au passé ? Si tout cela n'est plus que pièces de musée... alors il faut renoncer franchement au syndicalisme révolutionnaire, à la renaissance du syndicalisme. La question essentielle, c'est de savoir si dans les unions locales ou départementales de syndicats, l'esprit des Bourses du travail de Pelloutier vit encore... si l'on peut concevoir raisonnablement l'espoir de le réveiller.

Nous excitons sans doute la verve ou la colère « des gens d'ordre ». C'est qu'il en, est beaucoup parmi nous, au sein du mouvement ouvrier. Un peu partout, on prononce sur un ton religieux, presque mystique, les termes d'ordre et de discipline, de « restauration de l'autorité de l'État », de respect des hiérarchies établies. Ces incantations magiques expliquent pour une large part les succès staliniens dans la classe ouvrière.

Au lendemain de la mort du czar rouge dont le mausolée s'édifiait, je raillais devant un jeune ouvrier la rapidité avec laquelle la succession avait été assurée... avant même que fût refroidi le cadavre impérial.

« C'est très bien, me répondit mon jeune ami, au moins ce n'est pas la pagaille comme chez nous! » Parole profonde, témoignage d'un état d'esprit généralisé, qui va loin. On en vient à préférer, à l'agitation tumultueuse des assemblées libres, l'alignement des cercueils sur lesquels se fonde l'unanimité totalitaire.

Pelloutier - pour qui la Bourse du travail, c'était l'union de tous les syndicats locaux, la rencontre possible de tous les travailleurs, donc la réalisation vivante de l'unité de classe - ne cherchait pas dans un ordre extérieur le moyen de prévenir l'agitation vaine: « Les Bourses doivent créer des organismes de remplacement en vue d'une éventuelle disparition de la société capitaliste; elles doivent se préparer à étudier les régions qu'elles embrassent, à comparer avec leurs besoins les ressources industrielles, les zones de culture, la densité de la population; devenir des écoles de propagande, d'administration, de gestion, etc.1 »

Mais une telle conception implique toutes les initiatives à la base. Elle impose des créations sur place, se suffisant à elles-mêmes. Elle décourage les politiciens locaux qui ne veulent que l'on se groupe en bas que pour les projeter... en haut. Elle néglige les directives et les verboten des états-majors parisiens. La pagaille ! sans doute ! Comme l'on comprend le mépris hostile des hommes d'ordre dont le cerveau, fonctionnant comme un mécanisme d'horlogerie, se dérègle au moindre choc imprévisible.

Hommes d'ordre, les staliniens et les poststaliniens ou néostaliniens pour qui la spontanéité se révèle exclusivement dans l'exécution des consignes transmises par les cellules.

Hommes d'ordre, les bureaucrates de la CGT-FO qui ambitionnent de revenir aux temps paisibles de la vieille CGT réformiste, lorsque dans chaque département le préfet ou évêque syndical transmettait simplement les décrets et mandatements d'un gouvernement confédéral et sacerdotal2.

Hommes d'ordre, les fonctionnaires qui ont introduit dans la CGT le monstre du syndicat national, où la catégorie soigneusement protégée ne connaît de l'organisation ouvrière que ce que ses représentants révèlent de leurs contacts avec les bonzes confédéraux et fédéraux 3.

Les réalistes qui repensent le syndicalisme se présentent aussi comme des hommes d'ordre. Aux improvisations souvent hasardeuses, quelquefois malheureuses, ils opposent des plans et des systèmes rationnels. Quelques uns d'entre eux se réclament d'un étatisme autoritaire. On les voudrait plus modestes. L'expérience prouve, contrairement au préjugé tenace, que le progrès n'est nullement fonction de la concentration et de la centralisation. Bien au contraire, les transformations nécessaires ou salutaires sont retardées par les appareils de plus en plus lourds de l'État, des institutions nationales, même des grosses entreprises industrielles.

Reconnaissons le rôle indispensable des fédérations d'industrie, admettons l'utilité corporative des syndicats nationaux. Ceux-ci sont cependant installés dans l'État et tendent à le conserver tel qu'il est. Celles-là devraient prévenir les révolutions techniques, au lieu d'attendre passivement leur accomplissement. Mais, en tout état de cause, elles subissent les fatalités des choses.

C'est là où vit la classe ouvrière, que l'on peut préparer l'adaptation humaine aux bouleversements techniques... et subordonner l'économique au social. Jamais la Bourse du travail de Pelloutier n'est apparue aussi nécessaire.

Sans union de syndicats vivant selon la conception de Pelloutier, la CGT n'est plus qu'une juxtaposition d'intérêts corporatifs et perd sa raison d'être.

Le syndicalisme révolutionnaire dépend sans doute d'autres éléments. Mais, d'abord, il faut reconstruire la maison de Pelloutier, refaire une classe ouvrière.


1. Édouard Dolléans : Histoire du mouvement ouvrier.

2. On comprend pourquoi les secrétaires de certaines unions, comme celles de la Loire, de la Loire-Maritime, du Maine-et-Loire... sont indésirables avenue du Maine. Bien au contraire, les portes s'ouvrent et les sourires s'élargissent pour d'autres qui ne sont même pas des fonctionnaires, mais des commissionnaires du Bureau confédéral.

3. Précisons que les postiers ont bénéficié d'actions directes à la base avant d'avoir acquis le droit syndical. Quant au syndicalisme universitaire, faut-il hurler aux oreilles des sourds qu'il s'est affirmé dès ses premiers balbutiements par l'adhésion aux Bourses du travail. Dès 1925, le terme « syndicat national » n'était plus qu'un artifice verbal. Les sections départementales fonctionnaient comme de véritables syndicats, c'est-à-dire que chaque syndiqué adhérait en même temps à sa fédération et à son union.

en savoir plus sur "Le Monde libertaire" : http://www.federation-anarchiste.org/ rubrique ML en ligne.

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