Sommaire

A propos des activités d'éveil

(Textes de Roger Hagnauer)

(Comptes rendus d'expériences)
 Précédemment édité aux
ÉDITIONS DE L'ÉCOLE
11 rue de Sèvres Paris-6e

(épuisé)

 

A tous mes anciens élèves de Stains et du collège de la rue du Pont-de-Lodi,
A tous les anciennes et anciens de la Maison d'enfants de Sèvres.
En témoignage de confiance et d'affectueuse gratitude car s'ils ont (peut-être) profité de mon
enseignement, ils ont enrichi ma vie par leur présence et les promesses qu'ils portaient en eux.
Novembre 1969.
R. H.

Table des matières

I - Avertissement 5
Des servitudes dont il faut se libérer 13
L'école hors de l'école 19
II - Les sol1icitations de l'actualité 26
Découverte de l'enfant sous l'uniforme scolaire 32
L'éveil et la pratique. Les centres d'intérêt 43
Le choix du centre d'intérêt 49
Autour du centre d'intérêt choisi 51
Un voyage édifiant 56
III - La promotion des élèves du Technique 60
L'éveil des petits et l'originalité des pré-adolescents 68
Collaborations bénévoles 74
Développement systématique du thème initial 77
Conclusion 82

I -Avertissement

Dans l'Ecole, dans l'Université, tout semble remis en question depuis mai 1968. Une agitation tumultueuse s'étend des facultés aux lycées, ne s'arrête même pas aux portes d'humbles écoles élémentaires. On « conteste » aussi bien l'autorité du ministre, que l'enseignement des maîtres et la tutelle des parents. On peut s'étonner, s'inquiéter, se scandaliser d'un désordre qui peut compromettre l'avenir de toute une génération ou provoquer des réactions, fatales au libéralisme salutaire. On peut aussi déceler à travers le tumulte qui passe, une évolution nécessaire qui se prolonge. Bien avant les explosions de mai et juin, 1968, des penseurs et des réalisateurs lucides et persévérants avaient entrepris une rénovation de l'Enseignement, motivée par les fructueuses découvertes de la psychopédagogie inspirant des expériences, sporadiques sans doute, mais assez édifiantes pour confirmer les hypothèses des précurseurs.

D'autre part, la lente mais irrésistible progression scolaire des masses populaires avait ébranlé et fissuré les vieilles bâtisses. En 1914, le primaire et le secondaire élevaient verticalement leurs structures sans autre communication entre elles que de frêles passerelles. En 1939 on avait étendu la gratuité à toutes les classes de lycées, on avait unifié les programmes de tous les établissements du deuxième degré. Et on avait porté de 12 à 14 ans la limite de la scolarité obligatoire.

Cette dernière réforme, votée en 1936, n'avait guère attiré l'attention, perdue qu'elle était parmi toute la législation sociale préparée lors des fameux accords Matignon. Cependant elle imposa la créa- 

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tion des classes de fin d'études primaires, parallèles aux cours supérieurs A, aux classes préparatoires des écoles primaires supérieures, aux 6e et 5e des lycées et collèges. On élabora un programme original qui ne pouvait se confondre avec celui des classes par lesquelles on se hissait jusqu'au deuxième degré - et qui cependant se caractérisait par son aspect « culturel » et désintéressé. Son application fut trop brève et trop sporadique pour produire tout son effet et attirer l'attention du public.

Aujourd'hui l'obligation scolaire est prolongée jusqu'à 16 ans. L'exécution de cette loi nouvelle se heurte à de sérieuses difficultés pratiques, pour la majorité des élèves, Nous n'en discuterons pas ici. Ce qui importe, c'est que l'on ne pense pas à les résoudre, en doublant simplement le nombre de classes ouvertes pour tous ceux qui n'ont pu bénéficier de l'admission en 6e.

C'est la notion même de fin d'études primaires qui est explicitement abolie. On a voulu abattre le mur qui bornait définitivement les études du plus grand nombre. On n'admet plus le saut de l'école à l'atelier. On rejette l'idée d'une sélection pyramidale, au sommet de laquelle domine une élite, épurée au cours d'épreuves et de classements annuels. Substituer l'orientation généralisée à la sélection, c'est là aujourd'hui une doctrine officielle, qui n'est nouvelle que pour ceux qui ont ignoré des initiatives, des projets et des plans bien antérieurs aux convulsions de ces derniers temps, aux délibérations de la dernière décade.

Nous n'entendons pas non plus examiner ici tout ce que cela implique. Mais quels que soient les accidents politiques. les perturbations administratives, les débats pédagogiques. c'est là un mouvement irréversible.

La première conséquence de cette tendance fondamentale associée à la prolongation de la scolarité, ce fut la création des classes de transition suivies des « terminales » pratiques. La terminologie peut varier. Le régime administratif également. Ce qui est important, c'est l'idée que l'on a voulu réaliser.

Si l'on n'y voit qu'une étape chronologique dans la scolarité, on peut maintenir les méthodes ordinaires, le style de l'enseignement traditionnel. Mais si cette création correspond à un changement qualitatif, qu'une véritable mutation biologique peut justifier, alors il faut délibérément s'engager dans des voies nouvelles.

Que l'on pose nettement et simplement la question. Il s'agit de « pré-adolescents » n'ayant pu être admis en 6e, dans les conditions normales - pour des raisons d'ailleurs qui ne sont jamais pure-

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ment scolaires. Ils échouaient dans les classes de fin d'études primaires et en sortaient avec un sentiment de libération, qu'ils aient ou non obtenu le certificat d'études primaires. Aujourd'hui, on veut les « récupérer », c'est-à-dire qu'on veut éveiller ou maintenir en eux un désir de prolongement d'études.

Le problème n'est pas aussi simple que son énoncé le laisse entendre. Dans « Les Mains sales » de Jean-Paul Sartre, c'est en criant qu'il est « non récupérable » que le héros principal s'en va vers un destin tragique. Récupérer c'est utiliser la chose ou l'individu gâché ou disqualifié lors d'opérations antérieures. C'est prendre son parti de la perte de temps, en annulant ou compensant la perte d'un élément d'une fabrication, ou d'un homme dans une armée ou un parti. Mais on s'est aperçu que le retard scolaire et une inaptitude évidemment relative, plus ou moins généralisée et durable ne se mesuraient quantitativement que pour établir une sélection et un classement trop rigoureux et souvent arbitraires. On s'efforce de créer des classes et des établissements spéciaux pour les enfants dont le quotient intellectuel est au plus égal à 60 (sur la base de 100 pour l'enfant moyen normal). Classes et écoles dites de perfectionnement s'ouvrent à des sujets qui ne sont pas justiciables des centres médicopédagogiques pour cas pathologiques. Mais on impute ici le retard scolaire à une débilité intellectuelle légère. On regrette l'insuffisance numérique de ces classes et écoles. Et l'on se résigne trop souvent à garder en queue des classes normales, ces enfants qui ne s'adapteront jamais au niveau scolaire prescrit par les règlements. C'est donc une « récupération » très limitée, presque négligeable, souvent illusoire.

C'est d'un tout autre point de vue que l'on étudie aujourd'hui « l'échec scolaire », un mal dont on commence à apprécier l'étendue et la profondeur. On a constaté en effet que dans l'ensemble, la proportion de redoublants dépasse déjà 25 % au cours préparatoire et ne cesse d'augmenter au cours des années ultérieures de la scolarité élémentaire. Mais ce qui est le plus significatif, c'est la pénible constatation que le critère de l'échec est dans la grande majorité des cas, du type « subjectif ». Ce n'est pas débilité intellectuelle. C'est au contraire par une sorte de lucidité empirique que se forme, à l'âge de la classe de transition, la conviction: que l'on a toujours échoué, parce que l'on doit échouer, Complexe d'infériorité, inadaptation, résignation ou opposition et révolte? on pouvait retrouver toutes ces tendances dans l'esprit de ce pré-adolescent à qui l'on interdisait l'entrée en 6e et qui trop souvent tirait de cette

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défaite, une sorte d'orgueilleuse satisfaction. Si l'Ecole a sanctionné l'élève, c'est parce que celui-ci n'est pas comme les autres et c'est lui, en fin de compte qui sanctionne et condamne l'Ecole.

Nous avons substitué à dessein le terme de mutation à celui de récupération. Certains souriront de l'outrecuidance d'une telle ambition. Nous voudrions au contraire en renforcer le sens, afin de souligner le caractère qualitatif et non quantitatif du changement proposé. D'excellents instituteurs, directeurs, inspecteurs - d'une valeur pédagogique incontestable -, envisagent seulement d'ajouter aux acquisitions de l'élève, aux explications magistrales, parfois de modifier la pratique de la transmission des connaissances et des applications scolaires. Ce n'est pas seulement insuffisant, c'est inutile, sinon nuisible. C'est aggraver le mal que l'on veut guérir, quels que soient les résultats « mesurables » obtenus.

Le médecin qui, inquiété par la débilité physique d'un malade, lui imposerait la suralimentation, sans chercher la cause organique ou fonctionnelle de l'absence d'appétit, prouverait ainsi son incapacité professionnelle. On a donc introduit une pédagogie spécifique dans les classes de perfectionnement. On en propose une pour les classes de transition.

C'est bien de prescrire des méthodes nouvelles. Est-ce suffisant ?

Oui, si cela implique un renouvellement de l'attitude du maître et des élèves, du climat scolaire - si les élèves ont l'impression de « tout recommencer à neuf », s'ils sont persuadés que l'on a fait « table rase» d'un passé chargé d'échecs... « chroniques », d'insuffisances chiffrées, d'incapacités rigoureusement affirmées.

Que l'on ne croie pas à quelque fumeuse et confuse anticipation, à quelque rêverie délirante! Ce renouvellement total est implicitement formulé dans un texte officiel : les instructions ministérielles du 15 juillet 1963, fixant le régime des classes de transition, qui usent du terme insolite de « disciplines d'éveil », pour désigner tout ce qui remplit l'emploi du temps scolaire, en dehors des acquisitions d'automatismes fondamentaux. Terme insolite ? Contradictoire même. Au singulier, le mot discipline définit la force principale des armées, l'obéissance passive, l'alignement, la contrainte - au pluriel, les disciplines, ce sont les enseignements aux méthodes traditionnelles, aux règles formelles, aboutissant à des acquisitions précises, strictement limitées, à des certitudes rigoureuses. Mais l'éveil ? Colette, dans Sido, nous apprend « qu'elle aimait tant l'aube, que sa mère lui accordait en récompense ». « C'est à cette heure, ajoute-t-elle, que je prenais conscience de mon prix, d'un état de grâce

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indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau? »

Ainsi, de cette association insolite, de cette contradiction dans les termes, on tire une synthèse de la présence discrète du maître et de la libre spontanéité de l'élève. L'essai que nous proposons ici s'inspire du texte officiel qui juge les disciplines d'éveil, comme sources d'intérêt, réserve de thèmes, pour motiver des activités dirigées, des recherches individuelles ou collectives.

Nous abandonnons tout débat théorique. Nous ne prétendons ici qu'apporter des exemples tirés de notre pratique personnelle pendant vingt ans dans un collège d'enseignement général - et surtout des expériences réalisées pendant vingt-sept ans à la Maison d'enfants de Sèvres.

On nous a reproché un « foisonnement» désordonné en cette recherche des « sources d'intérêt ». Nous nous adressons surtout à des praticiens et nous ne prétendons pas leur offrir des plans rigoureux, des leçons toutes faites, la progression classique du simple au multiple et au complexe. Cependant, si nous ne pouvons affirmer le succès de nos disciplines, nous pouvons témoigner qu'en chacun des exemples cités, « l'éveil» s'est produit, grâce à une source d'intérêt découverte, dans la propre personnalité de l'enfant (débarrassé de l'uniforme d'écolier) ou dans le monde extérieur, hors de l'école.

Nous désirons cependant, avant de clore cet avertissement, dissiper quelques malentendus possibles.

1° Les instructions officielles du 15 juillet 1963 ne sacrifient pas les acquisitions purement scolaires à la pratique des disciplines d'éveil. Au contraire elles invitent les maîtres des classes de transition à travailler au niveau du cours élémentaire, même du cours préparatoire, pour que leurs élèves possèdent parfaitement les automatismes fondamentaux en lecture, écriture, orthographe, calcul. On ne peut évidemment se dispenser de cette servitude. Mais il ne faut pas que ces « retards scolaires », gênent la libre spontanéité des élèves. Et la « motivation » de toutes les activités provoquant des besoins d'expression, de communication, de mesures et d'estimations arithmétiques ou de constructions géométriques peut contribuer à combler les lacunes et accélérer le processus d'acquisitions.

2° Nous avons signalé que ce tournant de la « transition» se situe à l'âge de la préadolescence que Jean Piaget définit: « comme celui d'une transformation fondamentale dans la pensée de l'enfant,

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par cette nouveauté essentielle : la libre activité de la réflexion spontanée. » Les disciplines d'éveil se justifient donc aussi bien dans les classes de transition que dans le cycle d'orientation du premier cycle du deuxième degré. Nos propositions ne sont évidemment pas réservées exclusivement aux classes de transition.

3° D'aucuns, qui s'accordent avec nous sur la nécessité d'une rénovation de l'enseignement, acceptent mal cette formule de « disciplines d'éveil » appliquée en fin d'enseignement élémentaire. Pourquoi attendre cet âge, pour échapper aux servitudes d'un « dogmatisme pédagogique», cause essentielle de ces échecs scolaires que l'on veut compenser, dont on veut abolir les effets nocifs ? Pourquoi guérir au lieu de prévenir ? Nous constatons simplement qu'une fois de plus la pédagogie, comme la médecine, progresse par l'observation des déficiences, des défaillances et des anomalies. Aussi bien dans les classes de perfectionnement que dans les centres médico-pédagogiques, que dans les classes de transition, l'anomalie dévoile les normes de la santé physiologique, de l'équilibre mental, de l'éducation efficace. Il suffit donc de généraliser les méthodes expérimentées dans les classes de transition ou de perfectionnement. Au reste, nous chercherons des exemples « d'éveil » dans toutes les classes élémentaires et dans celles du premier cycle du deuxième degré, ce qui nous paraît s'accorder avec la doctrine officielle, formulée lors de la dernière rentrée scolaire.

R. H.

Dernières précisions préalables.

N'ayant pas la prétention de présenter ici une sorte de thèse sur les disciplines d'éveil, nous nous sommes volontairement limités à la relation d'expériences, dont nous avons pu suivre l'accomplissement, que nous les ayons dirigées nous-mêmes ou que nous les ayons observées directement. Nos explications, interprétations, commentaires se ressentent d'inspirations et de conceptions exclusivement personnelles. Nous ne garantissons pas leur objectivité. Mais nous affirmons leur parfaite sincérité.

Trop souvent, on reconnaîtra dans nos initiatives et dans nos propos, un Parisien qui ne peut pas dissimuler son attachement à sa vieille ville : « nef inébranlable aux flots comme aux rafales? ». Faut-il s'en excuser ? Que mes amis de province ou mes amis

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étrangers me pardonnent ce patriotisme local qui s'accorde mal avec « le cosmopolitisme » de mes aspirations.

Mais Paris reste le « microcosme» de la France et de l'Europe. Et « les sources d'intérêt» découvertes dans Paris et sa banlieue peuvent se retrouver dans la plupart de nos grandes villes. D'ailleurs les enfants de la Maison de Sèvres s'habituent à de longs déplacements. Enfin les disciplines d'éveil ne dépendent pas de « la matière » sur laquelle elles s'exercent. C'est leur esprit et les méthodes qu'elles imposent que nous avons voulu soumettre à l'attention des enseignants, des éducateurs et des familles.

D'autre part, il est actuellement difficile de fixer des propositions ou intentions purement pédagogiques en s'accordant avec une progression scolaire et une terminologie organique aux variations fréquentes et imprévisibles. Rien n'est encore établi quant à l'application de la prolongation de la scolarité jusqu'à seize ans. Abandonnera-t-on le terme de transition ? S'accordera-t-on sur un « tronc commun », avec options facultatives, dont tous les élèves bénéficieront jusqu'à la fin du premier cycle du deuxième degré ? Ou faudra-t-il maintenir la discrimination entre une élite capable, dès l'âge de onze ans, de se familiariser avec les études abstraites et la masse qui ne s'instruira que par la « pratique »... et peut-être exclusivement pour la pratique ? L'absence de personnel qualifié explique-t-elle l'insuccès relatif des classes de prolongement des études? primaires ? Et faut-il pour réussir étendre, par une formation suffisamment longue, la qualification à tout le personnel de toutes les classes élémentaires et de celles du cycle d'orientation ?

Nous n'entendons pas ici résoudre de tels problèmes. Mais nous croyons en la vertu de l'empirisme. Et, de ce point de vue, notre relation d'expériences peut fournir des éléments d'appréciation utiles dans un débat qu'on ne peut clore par des formules théoriques et définitives. En des textes officiels, on a inclus les « disciplines d'éveil » dans les programmes de toutes les classes élémentaires. On nous reprochera peut-être d'avoir trop insisté sur les démarches et les découvertes correspondant à la « phase exploratrice » des? « sources d'intérêt ». C'est que l'on ne s'accordera pas avec nous sur l'importance essentielle de la motivation de toutes les activités scolaires, ce qui implique de connaître et de comprendre l'enfant et l'adolescent... ou tout au moins, ce qui revient peut-être au même, de lui faire confiance et de gagner sa confiance. Toute formation pédagogique efficace devrait s'orienter vers cet objectif.

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Ce qui, dans une certaine mesure, expliquerait et justifierait notre choix de la Maison d'enfants de Sèvres (1), comme terrain d'expériences, même si nous n'y étions pas portés par un parti pris affectif.

Boursiers du département, tous les pensionnaires du centre sont ce que l'on appelle des « cas sociaux »… c'est-à-dire que leur admission. a été déterminée par leur situation familiale et sociale qui, presque fatalement, provoque quelque trouble dans leur comportement habituel. Sont-ils plus ou moins perméables aux influences extérieures que leurs camarades plus favorisés par le sort ? On ne peut généraliser ni dans un sens, ni dans l'autre. Mais on ne peut négliger ce préalable dans la « phase exploratrice» dont nous nous occupons.

Cependant, l'internat - où l'on a supprimé les servitudes et les contraintes si pénibles dans les pensions et orphelinats de si fâcheuse réputation - offre sans nul doute un climat propice aux disciplines d'éveil. Car on peut y saisir l'enfant et l'adolescent dans tous leurs comportements et pas seu1ement dans leur conduite scolaire.

Il convient honnêtement de signaler ces particularités. Mais une expérience suppose toujours une idée préconçue créant artificiellement les conditions nécessaires des opérations projetées. Ici, c'est un concours de circonstances qui simplifie les données. Les conclusions auxquelles on aboutit ne sont donc pas contestables et peuvent orienter toutes les initiatives pédagogiques.

Nous en avons tiré quelque profit dans des classes normales pour élèves externes. Et ce serait de l'outrecuidance que de juger exceptionnels notre bonne volonté et notre exemple.

(1) Bien entendu, si nous avons multiplié les exemples pris dans le passé et le présent de la Maison d'enfants, nous n'avons nullement l'intention de composer une monographie sur l'institution. La fondatrice de celle-ci serait beaucoup plus qualifiée que moi pour une telle œuvre.

Ceux qui désirent une documentation sur la Maison peuvent s'adresser à la Société des Amis de la Maison d'enfants, 17, avenue Eiffel, Meudon-Bellevue, 92. On peut y adhérer (10 F par an - 50 F pour les membres donateurs. C.C.P. Paris 9371-40). L'adhésion donne droit au service du bulletin. Celui de mars 1969 contenant le bilan de vingt-sept années est vendu séparément au prix de 5 F.

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Des servitudes dont il faut se libérer

Selon les instructions officielles, les disciplines d'éveil ne sont pas introduites dans le programme pour acquérir on consolider des notions historiques, géographiques, scientifiques. Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur ces acquisitions. Charles Guignebert - titulaire en Sorbonne d'une chaire d'Histoire du Moyen Age - disait un jour à de futurs agrégés : « Vous croyez que vos élèves comprennent des idées, parce qu'ils répètent des mots. » Ce verbalisme insipide et nocif sévit encore - hélas! - dans l'enseignement élémentaire~ Une agrégée de mathématiques me confiait qu'elle était incapable d'expliquer à son fils - âgé de huit ans - la signification des résumés de grammaire, d'histoire, de géographie que l'enfant devait réciter textuellement le lendemain à son institutrice. Ce qui est plus grave, c'est que ces notions « simplifiées » (?) contrarient souvent ce passage de la connaissance vulgaire à la connaissance scientifique, qu'on ne peut réaliser qu'à l'âge de la maturité intellectuelle - c'est aussi qu'elles provoquent, par la servitude scolaire,. une véritable répugnance pour des études désintéressées.

Le temps de la scolarité élémentaire - aussi celui de l'orientation - devrait être consacré exclusivement à l'initiation historique, géographique ou scientifique. C'est bien ce que proposent les instructions officielles de 1963 :

Il faut rompre avec le didactisme antérieur, inciter l'enfant à se former par lui-même une représentation ordonnée des faits et des

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choses Ce qui implique, par la motivation, le besoin de lire, d'écrire, de calculer… et aussi de dessiner, de fabriquer, d'agir et de réaliser. La manière d'apprendre et de comprendre est essentielle, alors que la matière que l'on veut apprendre et comprendre n'est que provisoirement intéressante.

Mais il est trois servitudes dont il faut se libérer préalablement:

1° Celle des programmes « limitatifs ». A bien réfléchir, dans notre monde en crise permanente - où tout est remis en question -, est-il rien de plus ridicule que cette obligation d'apprendre… ce qui est fixé au programme… que de ne pas entendre des questions sur des matières... qui ne sont pas au programme ? En 1927, lors de la première traversée de l'Atlantique par Lindbergh, un jeune instituteur avait consacré plusieurs semaines à l'histoire de l'aviation et particulièrement à la réalisation par ses élèves de maquettes des différents types d'aéroplanes et d'avions, depuis celui de Wilbur Wright jusqu'à celui de Lindbergh. Absent quelques jours, il éprouva une surprise pénible, en constatant à son retour que le directeur avait confisqué et jeté toutes les maquettes dans le poêle monumental de la classe… Des jouets dans la classe ! C'était un scandale. Et que de temps perdu alors que l'on était... en retard sur la répartition mensuelle accrochée au mur : « Je ne pouvais pas prévoir l'exploit de Lindbergh… bredouilla le jeune maître pour sa défense. - Les enfants sont déjà trop distraits par ces événements extérieurs. Il faut préserver l'école de telles intrusions », répondit sentencieusement le directeur.

J'exagère… A peine… C'est en 1965 que, conseiller pédagogique dans la banlieue nord, je m'étonnais de ne rien trouver dans aucune classe sur les transformations des villes qui s'opéraient autour de l'école. En quelques années, l'aspect des rues, des places, des bâtiments avait été tellement modifié que les indigènes eux-mêmes éprouvaient quelque peine à retrouver leurs commerçants habituels et même leur propre habitation. Ainsi cette admirable leçon d'urbanisme, qu'on ne pouvait suivre que par une observation quotidienne, n'avait pas sa place dans les programmes scolaires.

2° Celle de l'emploi du temps. Ici, il convient d'affirmer une opposition irréductible. Il est impossible d'appliquer l'emploi du temps officiel, si l'on veut se soumettre à l'intérêt des enfants. Sans doute a-t-on opposé à cette formule de l'école active, l'idée - peut-être inspirée d'Alain - formulée par un éminent pédagogue, M. J. Cha-

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teau . « que l'enfant est animé par le désir de se hausser, par le principe d'honneur, par l'élan qui porte à se dépasser, donc à se discipliner presque spontanément ». Mais qu'on base l'éducation sur l'intérêt ou sur l'élan, il nous semble absurde de limiter les effets de l'un ou de l'autre, avec une rigueur chronométrique.

Accordons chaque jour une place strictement limitée à la pratique des « automatismes ». Pour le reste, l'attention et l'activité des élèves doivent seules fixer la mesure et l'emploi du temps. Il est inadmissible que le couperet chronométrique impitoyable coupe le fuseau du projecteur, écarte la loupe ou le microscope, fasse tomber le pinceau ou l'ébauchoir, ou même paralyse la recherche libre, interrompe brutalement l'exaltation esthétique ou poétique.

3° Celle de la spécialisation des matières d'enseignement. Dans les classes à maître unique, l'assouplissement de l'emploi du temps supprime la contrainte chronométrique.

Mais prolonger la leçon d'histoire, ou celle de géographie, ou la « leçon de choses », ou le dessin et le travail manuel au-delà du terme fixé, c'est encore se soumettre à la spécialisation. Or les choses ne se présentent pas à l'observateur selon les normes d'une classification scolaire. Dernièrement une jeune étudiante iranienne voulait illustrer, devant des « préadolescents » de chez nous, une causerie sur son pays. On fouilla dans des collections de diapositives. Mais la question préalable fut posée. « De quoi s'agit-il ? D'histoire ou de géographie ?… - Il s'agit de l'Iran, de son relief et de son climat, de son passé, de sa " mise en valeur présente "…ou, peut-être de sa littérature et de son folklore ». Il fallut passer d'un spécialiste à l'autre, car les collections sont soigneusement spécialisées.

Roger Cousinet, un des plus énergiques et des plus efficaces rénovateurs de l'enseignement, dans un article paru dans les Cahiers de l'Enfance de février 1964 - ironisait sur la programmation spatiale et temporelle de l'enseignement, sur le programme découpé en tranches successives. « A l'école primaire, l'administration faisait connaître à l'instituteur combien de temps par jour, par semaine, par mois, par an, il devait consacrer à chacun des enseignements figurant au programme. - Dans le secondaire, c'est l'addition indispensable de disciplines distinctes, dont chacune doit conserver sa nature propre, étant entendu sans discussion possible que, pour l'écolier, chaque discipline doit être étudiée indépendamment des autres, comme si les autres n'existaient pas. C'est l'heure des mathématiques, ne pense qu'aux mathématiques. C'est l'heure du

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latin, ne pense qu'aux déclinaisons. Et on répartit les parties du programme selon les âges. Un âge de la division qui ne viendra qu'après l'âge de l'addition ; un âge de Sénèque, seulement après l'âge de Cicéron, un âge de la chimie après l'âge de l'histoire naturelle… »

Attention, cette citation provocante pourrait nous entraîner dans un débat sur les doctrines, théories, tendances pédagogiques. Nous ne voulons pas céder à cette dangereuse tentation. Nous constatons simplement que par définition les disciplines d'éveil exigent de rompre avec cette « programmation spatiale et temporelle ». Car l'éveil n'y a pas sa place, car il ne dépend pas du choix préalable et exclusif d'une discipline. Et nul ne peut prévoir l'ordre dans lequel l'attention se fixera sur « des sources d'intérêt » successives, l'ordre dans lequel la curiosité s'orientera vers des connaissances spécialisées. Et surtout nul ne peut prévoir l'activité que chaque élève ou chaque groupe d'élèves choisira spontanément.

Je menais un jour mes élèves de 6e de mon collège situé près du Pont-Neuf au Louvre où nous devions observer le mastaba d'une salle égyptienne. Nous suivions les quais jusqu'à la passerelle des Arts. Le fleuve portait, en face de l'Hôtel de la Monnaie, un bateau-école sur lequel les pompiers de Paris se livraient à des exercices d'entraînement/ Je pressais le mouvement, j'ordonnais de regarder devant soi, je disposais d'une heure pour la visite et je calculais le temps nécessaire pour que toutes mes équipes puissent exécuter un programme d'observations strictement limité. Il me fallait ensuite ramener ma cinquantaine d'élèves au collège où ils étaient attendus par d'autres professeurs. Et cependant la vision des pompiers se superposa en surimpression sur les croquis précis des figures du mastaba.

Faut-il donc recommander la distraction si contraire à tout enseignement ? Evidemment non. Mais il faut bien en tenir compte. Demeurer dans la classe isolée et close, en profitant des diapositives ou en présentant des gravures ? C'est pire. Car la distraction n'est plus repérable, et n'est pas compensée par l'attraction de la visite dans un lieu inhabituel, où ne pèse pas la contrainte scolaire. Avouons-le franchement. La distraction peut fort bien provoquer cet éveil qui s'insère difficilement dans la division chronométrique en « branches » de leçons et exercices.

En cédant au désir presque général d'observer les performances des pompiers, j'aurais peut-être profité de prolongements fort instructifs : des notations sur le lieu, le bateau, l'aspect du fleuve, des

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appréciations sur des figures géométriques, sur des temps d'exécution des mouvements… peut-être des évocations de luttes réelles contre l'incendie et d'exploits dans le sauvetage des sinistrés.

On blâmera peut-être ma fantaisie. Cependant, un professeur d'école normale de province, ancien instituteur, devenu plus tard professeur de faculté, avait conçu toute une pédagogie des « classes-promenades », et l'avait expérimentée avec des normaliens qui, guidés par lui, découvraient le long des rues de la ville ou des ohemins alentour, la matière de multiples leçons géographiques, historiques, scientifiques. Etait-ce d'ailleurs une initiative insolite et audacieuse ? Sans prétendre rénover l'enseignement, de nombreux instituteurs ruraux prenaient contact directement avec la nature environnante. D'aucuns avaient composé des monographies géographiques et historiques que des érudits utilisaient. Certes notre professeur avait haussé cette pratique à la hauteur d'un système. Mais, dans le même temps, le regretté Célestin Freinet, dont « l'Imprimerie à l'école » n'était pas une simple technique, en substituant le texte libre - imprimé parce que motivé, pour être publié et diffusé - à l'exercice scolaire, menait sa classe à « l'école buissonnière », où chaque élève cherchait le « motif »? digne d'inspirer un article du journal.

Entendons-nous bien. La classe-promenade ainsi comprise échappe aussi bien à la fantaisie gratuite d'une promenade qu'à la rigueur utilitaire d'une classe. Il ne s'agit pas d'illustrer la leçon magistrale. Le maître n'intervient que lorsque la curiosité s'est éveillée. Sinon, pour éviter la dispersion et la perte de temps - cette hantise des maîtres traditionnels -, l'image montrée ou projetée dans la classe immobile et silencieuse peut suffire.

Pour nous, au contraire, la démarche est éducative, par le mouvement et l'activité qu'elle impose. Un géographe étudie le régime et le travail d'un cours d'eau, ou décrit la vallée. Un historien cherche le passé humain, sur les eaux ou le long des berges. Un chimiste analyse l'eau recueillie dans ses éprouvettes. Un physicien prouve par l'observation et l'expérience l'exactitude du principe d'Archimède.

Mais pour sentir et comprendre la « réalité » du cours d'eau, il faut le suivre le long des berges, peut-être le traverser à la nage ou lui obéir ou lui résister en évoluant en barque sur sa surface. C'est ainsi qu'il faut concevoir le contact direct avec les choses et la pratique des disciplines d'éveil.

Ce qui implique nécessairement un instituteur polyvalent ou une

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collaboration constante entre tous les professeurs d'enseignement général ou d'enseignements spéciaux (1). Ce qui implique aussi la dissociation de la classe par « l'individualisation » des intérêts et la formation de groupes d'affinités se prolongeant en équipes de travail.

Cette libération des programmes, de l'emploi du temps, des spécialisations… et naturellement des obligations « collectives » imposées à une classe alignée sous l'uniforme… semble admise aujourd'hui par les autorités officielles. Dans leur grande majorité - hélas! - les praticiens de l'enseignement opposent une résistance passive à ce préalable de toute rénovation profonde. Ils ont bien des excuses: conditions matérielles, classes surchargées, conservatisme de leurs chefs directs exigeant des résultats quantitattifs - même ceux qui approuvent, par choix délibéré ou par opportunisme, les nouvelles directives.

Mais ce ne sont que des excuses. Les jeunes dont le dynamisme surprend et inquiète parfois se discréditeraient en réclamant le bénéfice de l'indulgence. C'est à eux qu'il convient de vulgariser « les disciplines d'éveil » en les pratiquant immédiatement.

(1) Polyvalent ne veut pas dire chargé d'érudition « pluridisciplinaire ». Capable simplement de se hausser au-dessus des spécialisations. Et pouvant avouer une ignorance provisoire provoquant des recherches collectives.

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L'école hors de l'école

On se lasserait de nos critiques négatives. Mais avant de relater des expériences vécues proposées comme éléments d'une critique… constructive, nous céderons à la manie actuelle - intellectuellement fort dangereuse - des mots d'ordre et des slogans. C'est une consigne simple, précise, qui n'engage aucun débat sur « le fond », mais qui relève de la « thérapeutique de choc ». Quels que soient l'âge des élèves et la composition de la classe, l'éveil ne naîtra pas, dans l'immobilité des corps pliés aux tables réglementaires, entre des murs qui isolent du monde ! Le maître d'école urbain, dont on vante l'autorité, dont la seule présence proscrit le bavardage et le désordre, peut-il supporter, sans irritation - ou remords - l'explosion cacophonique, la gesticulation délirante qui - dans toutes les écoles parisiennes - signalent l'irruption des élèves les plus sages dans la cour de récréation ? De quels refoulements ce… « défoulement » sauvage prouve-t-il la pesante contrainte ?

Sortir de la classe ? L'école, hors l'école ! Une consigne que nous développerons en programmes annuel. Mais on peut la suivre, dès le départ, sans attendre, pour découvrir des « sources d'intérêts ».

Est-ce pour entreprendre « l'étude du milieu », recommandée par des instructions officielles ? Précisons simplement que pour nous l'initiation géographique et historique a pour objet de réaliser l'idée de Paul Langevin: se situer dans l'espace et dans le temps - et aussi établir les bases d'une appréciation de l'espace et du temps.

Sur les chemins ruraux c'est par les pieds autant que par les yeux que l'on s'initie à la géographie et à la géologie… ou peut-être à

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l'histoire. Si la marne qui s'accroche à la chaussure est une terre calcaire mêlée d'argile, n'est-il pas significatif que le mot soit d'origine gauloise ?

Mais la rue urbaine offre ses vitrines, les pierres de ses maisons, les enseignes, les trottoirs, les véhicules qui passent.

La ville, en France et dans presque toute l'Europe, nous révèle une contradiction permanente entre le lieu d'habitation de plus en plus dense, et la voie de passage de plus en plus encombrée. Cette lutte pour l'espace dure en France depuis la renaissance du grand commerce, depuis que les « portus » où se groupaient les « hôtes »… puis les artisans et les marchands se formèrent hors de l'enceinte du vieux bourg féodal. Lutte entre la cité moderne dont l'extension doit obéir de plus en plus à un plan d'urbanisme et la cité historique où l'on s'efforce de conserver les vieilles maisons, les rues étroites et sinueuses, les pierres des enceintes abattues. Lutte dont nos enfants sont les témoins et qui ordinairement excitent leur curiosité et leur laissent des images vivantes qu'il faut ranger dans un coin de la mémoire, lorsqu'on passe le seuil de l'école.

Si les pierres... « ne parlent plus, même à ceux qui savent les entendre », même si tout le passé de la ville a disparu sous les pics et les bulldozers… il reste les noms des rues, conservés, alors que maisons, boutiques, trottoirs et chaussées sont de construction récente. C'est une nouvelle tendance qu'il faut encourager, et mettre fin à cette déplorable habitude d'effacer les traces d'un passé pittoresque... pour consacrer la célébrité... provisoire de quelque vedette de l'actualité…. ou la gloire d'un grand homme dont l'évocation peut orner une propagande politique. Dans le premier cas, il ne reste qu'un nom, du passage sur terre de l'homme célèbre. Dommage, par exemple, que l'on ait remplacé par Arthur Rozier (conseiller municipal du XIX. arrondissement) le nom de la rue des Mignottes où se groupaient sans doute des ouvrières en mignotteries... (galons de dentelles).

Ce n'est pas pour le vain plaisir d'étaler une érudition facile que nous insistons ici sur ce que peuvent nous révéler la toponymie et l'anthroponymie appliquées aux noms de lieux et de personnes familiers. Ce sont aujourd'hui deux sciences qui s'intègrent dans les études historiques. Et c'est d'autant plus éducatif qu'il s'agit souvent d'un terme archaïque appliqué à ce qui est présent, vivant, chargé d'avenir. Au reste cette histoire de la langue et du vocabulaire peut prendre place dans les initiations élémentaires auxquelles tendent

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les disciplines d'éveil. Les œuvres de Ferdinand Brunot et d'Albert Dauzat doivent être connues et utilisées dans toutes nos classes.

Lorsque nous lisons dans Dauzat que sous l'Antiquité et au temps des conquêtes par les Germains, les peuples donnaient leurs noms aux territoires, tandis que sous la Féodalité, c'étaient les territoires qui imposaient leurs noms aux habitants - que « les lieux-dits », parfois connus depuis le XIe siècle, ne furent fixés que lors de l'établissement du cadastre au milieu du XIXe siècle… n'est-ce pas là une riche contribution à l'histoire authentique, celle qui éclaire l'évolution et n'enregistre pas seulement l'événement.

A Paris, les noms des rues - que les gloires et les célébrités provisoires n'ont pas effacées - ont déterminé de longues et patientes études qu'on n'a pas toujours conclues avec certitude. Et dans les villes de province, on suit de plus en plus l'exemple parisien.

Dans la majorité des cas, les chemins limitant des clos, promus à la dignité de rues pavées, n'étaient désignés que par des expressions condensées, dont la transmission orale explique certains accidents phonétiques et certaines déformations. C'était parfois le nom du premier propriétaire ou d'un hôtel important élevé dans cet endroit. Grenier-Saint-Lazare (déformation de Garnier Saint-Lazare), Harlay, Poulletier. Cassette (de Cassel), Mazarine (de Mazarin), Vivienne (de Vivien). La cour de Rohan devrait s'appeler de Rouen (l'archevêque de Rouen possédant là un hôtel parisien).

C'est le souvenir d'une enseigne : Pot-de-Fer, Plat-d'Etain, Cheval-Blanc, Chat-qui-pêche, Cherche-Midi (un cadran solaire) - ou d'édifices disparus : le Temple, la Bastille, Saint-Lazare - ou d'une particularité du lieu: Pas-de-la-Mule (où les mules montaient au pas), Pont-aux-Choux (un pont jeté sur les fossés de l'enceinte sur lequel passaient les produits des cultures maraîchères), Poissonnière (c'était la voie empruntée pour le transport de la « marée », du Fouarre (ou de la paille sur laquelle les escholiers du Moyen Age s'asseyaient pour écouter sans fatigue des cours en plein air), de l'Essai (chemin où l'on essayait les bêtes vendues au marché aux chevaux).

Parfois l'interprétation reste douteuse. La rue Gît-le-cœur évoque-t-elle le souvenir du rôtisseur: Gilles-le-queux - ou d'une déclaration enflammée de Henri IV adressée à une jolie riveraine : là, gît mon cœur. Si l'on en croit la chronique irrévérencieuse, le royal Vert-Galant aurait pu ainsi laisser tomber son c?ur en de fort nombreuses rues de Paris… et de province.

Parfois les rues sont désignées par les titres d'anciens commerces

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ou d'anciens métiers. Le chanvre a donné son nom à la fameuse Cannebière de Marseille. A Paris: la rue de la Cossonnerie groupait les cossons ou revendeurs, celle des Lombards les banquiers, la rue aux Ours devrait s'appeler rue aux Oies. Et il y a encore les rues de la Lingerie, de la Ferronnerie, de la Parcheminerie, des Déchargeurs, des Vinaigriers, le quai de la Mégisserie, etc.

Des déformations et altérations sont amusantes : Jeûneurs, au lieu de Jeux-neufs, Pierre-au-lard (au lieu de Pierre Oilard), Saints-Pères (au lieu de Saint-Pierre), Poitiers (au lieu de Potier). C'est peut-être par pudique euphémisme que la rue de la « pute qui muse» est devenu la rue du Petit-Musc.

Nous retrouvons des noms agrestes… par une sorte de paradoxe ironique, dans les quartiers ouvriers, industriels, à forte densité de population, ce qui s'explique fort bien : lorsque l'industrialisation au XIXe siècle eut provoqué un appel massif de main-d'œuvre, la population ouvrière se groupa naturellement dans les villages, les faubourgs, les quartiers périphériques du Nord et du Nord-Est... là où aboutissaient les voies ferrées et routes venant de régions industrielles, dans d'anciennes campagnes et terrains vagues.

La rue du Vert-Bois (Ille) traverse l'emplacement du prieuré de Saint-Martin-des-Champs. Mais les rues du Chemin-Vert (XIe), des Bluets (XIe), des Amandiers (XXe), des Orteaux (jardins, XXe), etc., traversent les quartiers les plus populeux de la capitale.

Il est encore des souvenirs pittoresques des anciens villages de Montmartre et de Belleville. Dans le XVIIIe arrondissement, nous trouvons la rue du Poteau, évoquant le poteau de justice, la rue du Ruisseau, un ruisseau roulant de l'eau miraculeuse. Dans le XXe arrondissement, la rue de la Cour des Noues situe de petits ruisselets ou noues nés à Ménilmontant...

J'ai trouvé à Villeneuve-la-Garenne : la rue du Fond-de-la-Noue et celle du Haut-de-la-Noue. C'est peut-être la survivance des crues de la Seine couvrant la plaine de Saint-Denis, et des travaux pratiqués pour l'écoulement des eaux. La même commune connaît la rue de la Fosse-aux-Astres, rappelant sans doute l'existence d'un souterrain par lequel, sous la Terreur, s'échappèrent, la nuit, des religieux menacés.

Je pourrais m'amuser à citer d'autres titres de rues banlieusardes : du Fief, des Fossés-Saint-Denis, des Longs-Prés à Boulogne-sur-Seine - du Bouvier, de la Couture (culture) à Issy - du Pont-aux-Lions à Charenton - des Fouilloux et des Longues-Baies à

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Ivry, des Chantereines, des Marécages à Montreuil - des Rosiers à Saint-Ouen, des Vignerons à Vincennes..., etc.

Et dans les villes de province, ou la cité moderne s'élève hors des limites de la cité historique, la toponymic archaïque trouverait plus ample moisson.

Mais enfin la signification de ces survivances n'est pas souvent facile à déceler. Tant mieux. Et c'est la recherche entreprise par les élèves, même vainement, qui est proprement éducative. Encore faut-il éveiller leur curiosité. Celle-ci, outre la motivation pédagogique, ébranle le conformisme le moins discuté. « Enfant ou adolescent. dis-nous les causes du voyage de Christophe Colomb, des succès de Louis XI, de la puissance maritime de l'Angleterre, de la Réforme et de la Révolution. Regarde sagement ton professeur démonter une machine, disséquer une grenouille. Mais comment oserais-tu poser des questions sur les éléments de ta fiche d'état civil ? Tu te nommes Lefebvre, te prénommes Dominique, tu es né à Villetaneuse tu habites rue de l'Estrapade, ta mère travaille rue des Blancs-Manteaux. Tous ces termes n'ont pas pour toi de valeur intrinsèque, pas plus que les signes abstraits composant les coordonnées d'une courbe. Etudiant, peut-être auras-tu à expliquer le style et le vocabulaire de nos grands auteurs, en te référant parfois à leur biographie... Tu devras peut-être analyser la « structuration » d'un vers de Racine ou de Baudelaire...

Mais ce serait indiscrétion, orgueil morbide, délire sacrilège que de chercher l'origine de tout ce qui te situe toi-même dans le temps et dans l'espace.

Revenons cependant à notre propos : l'école… hors de l'école. C'est d'abord par le milieu périscolaire. Quelques exemples encore, au sujet de son utilisation pour l'initiation historique et géographique.

En 1949, avec des élèves de 6e, nous avions suivi les berges de la Seine de Bercy au Pont-Neuf. puis au pont de l'Alma. Nous avions lu un extrait du Livre de mon ami d'Anatole France, quai Malaquais. devant l'emplacement probable de la boutique du père d'Anatole Thibault - et nous avons cherché vainement le port Saint-Nicolas sur la rive droite. et constaté que, vers le nord-ouest, la vue de Pierre Nozière est bouchée aujourd'hui par le Grand Palais.

Avec des élèves de 5e. nous avions suivi fidèlement la ligne de l'enceinte de Philippe-Auguste, sur la rive gauche, ce qui nous permit quelques calculs sur l'utilisation d'un plan et sur les relations géométriques entre un arc et sa corde.

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Un autre jour nous avions suivi les limites de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés (rues Jacob, de Buci, Gozlin, et des Saints-Pères). Le long de la rue de l'Abbaye, nous avions fixés les emplacements des bâtiments conventuels, et apprécié le volume d'une église à usage interne, insuffisante pour une paroisse ordinaire. L'année suivante, nos souvenirs justifièrent une documentation sur l'abbaye en 1789 jouissant d'un « bénéfice » de plus de 600 000 francs sans compter le produit des messes, sacrements, offices, interventions, jugements, etc., avec une bibliothèque contenant 49 387 livres. imprimés et 7 072 manuscrits orientaux, grecs, latins, français - des fiefs allant de la porte de Nesle à Sèvres, du Luxembourg à Issy-les-Moulineaux. Localisés, les grands faits de la Révolution prenaient relief et consistance : la réunion dans l'Eglise, les 22 et 23 avril 1789, du tiers état, sous la présidence d'un ancien avocat de la rue Guénégaud, d'un négociant de la rue de Buci, d'un ancien notaire de la rue de Seine; la rédaction d'un cahier de doléances ; l'inventaire des biens de l'Abbaye ; la suppression de l'ordre ; l'église devenue paroissial ; l'élection d'un abbé constitutionnel... tout cela se plaçait naturellement dans les cadres tracés lors de la classe-promenade de l'année précédente.

J'obtins quelquefois de mes élèves des travaux absolument libres, dont l'exécution pendant les veillées nocturnes me valaient des reproches directs ou indirects de mes collègues et des parents.

J'ai gardé en particulier une description minutieuse et précise de tous les ponts de Paris, avec notations sur les matériaux, la structure, les dimensions - que je n'avais certes pas réclamée, qui ne valut à leurs auteurs que l'honneur d'un affichage, sans aucun effet sur les notes, les totaux, les moyennes et le classement.

Une jeune institutrice, consciencieuse et active, chargée d'une classe élémentaire, se plaignait à sa directrice du retard dans la livraison des manuels de géographie. « J'attends pour commencer le cours... ». La directrice, sur une feui1le détachée d'un bloc-notes, jeta quelques suggestions : « Voilà une initiation que le meilleur manuel ne remplacera pas. »

Autour de l'école. le terrain s'y prête, il y a des arbres, un sol qui n'est pas rapporté : l'examiner et essayer d'en préciser la nature.

Hors de l'école : le milieu suburbain. La nature des banlieues : résidentielle, industrielle, maraîchère.

Sortir avec une carte sur laquelle le relief est représenté par des courbes de niveau. Chercher l'altitude approximative de l'école,

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Mesurer avec des pas, avec la chaîne d'arpenteur la distance d'un point convenu au fleuve.

Revenir à l'école : reproduire le relief observé, en tentant d'établir le rapport entre l'altitude du point choisi et celle de la vallée. Faire suivre le trajet sur la carte, signaler les accidents de terrain. Localiser des points remarquables.

Chercher sur le Bottin les catégiories de commerces et d'industries de la ville, en dresser l'inventaire.

Rechercher des types de cultures ou d'artisanats disparus, les installations récentes, etc.

Dresser le graphique des températures, directions du vent, pluviosité, moyennes mensuelles ou par saison, etc.

La directrice s'irriterait de notre impertinence. On n'a pas le droit de reproduire une feuille dérobée sur laquelle elle avait formulé spontanément quelques conseils à son adjointe. Si nous l'avions sollicitée, cette exce!lente éducatrice, d'une fructueuse compétence en histoire et géographie, nous aurait fourni la matière de riches leçons et de travaux remarquables. Mais c'est justement cette spontanéité qui nous intéresse ici. Que notre directrice soit capable de proposer des initiatives presque miraculeuses et des recettes utilisables, nous n'en doutons pas! Mais ce que nous voulons prouver ici c'est que « l'école hors de l'école », c'est plus qu'une méthode, c'est une habitude, un comportement caractéristique.

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Caravelle (lino)