Sommaire
Le compte-rendu de l'hommage public à Yvonne et Roger Hagnauer, le Samedi 4 juin 2005 à Sèvres

Les enfants cachés pendant la seconde guerre mondiale aux sources d'une histoire clandestine

Céline MARROT-FELLAG ARIOUET

Chapitre II - Deux organisations laïques au secours des enfants

1. L’entraide temporaire

[1]1.1. Composition et origine de l’organisation - Constituée en 1941, l’Entraide Temporaire agit à l’ombre d’une œuvre qui opère au grand jour : Le Service Social d’Aide aux Emigrants, œuvre privée reconnue d’utilité publique, créée à l’initiative de notabilités et qui avant la guerre tente d’apporter une aide aux familles de fusillés et de victimes de la répression.

L’E.T a pour présidente Lucie Chevalley. Fille du pasteur Auguste Sabatier, elle est née en 1882. Elle obtient non sans mal un doctorat en droit et préside le Conseil International des Femmes. Elle suit ensuite son mari en Egypte et au Liban où elle est sensibilisée par l’afflux des réfugiés en provenance d’Europe Centrale et de Russie. De retour en France, elle participe à la création du Service Social d’Aide aux Emigrants. (S.S.A.E.) qu’elle préside entre 1932 et 1964. Lucie Chevalley a également créé en 1928 un service de protection des femmes qui travaillent dans l’agriculture, composé d’assistantes sociales.[2]

L’Entraide Temporaire est fondée avec le concours de militantes catholiques, protestantes et juives. Née de cette association entre différents notables, l’Entraide Temporaire se consacre à partir de 1942 au sauvetage des enfants juifs privés de leurs parents. Elle est une œuvre privée, clandestine et multiconfessionnelle. L’E.T. ne possède aucune vitrine légale et agit dans deux secteurs : celui des adultes, dont la responsabilité incombe à Madame Béchard, épouse du directeur du centre de recherche de l’agence Kuhlmann à Paris et recommandée par le Pasteur Bertrand, responsable des protestants en zone nord. Le secteur des enfants est confié à Denise Milhaud, qui rejoint l’Entraide Temporaire en mars 1941.

Madame Chevalley assure la coordination, tandis que son assistante Madame Pesson de Prêt, épouse du responsable de la Banque Morgan à Paris, Madame Massé, épouse du futur commissaire au plan, ainsi que Madame Berr, épouse du directeur général des Etablissement Kuhlmann cherchent des fonds. Denise Milhaud et son époux, le docteur Fred Milhaud, déchu de ses fonctions à l’hôpital du Val-de-Grâce en raison de ses origines juives, sont engagés parallèlement à leur activité dans l’E.T. au Centre Médical de l’U.G.I.F., où le docteur Milhaud est appelé par le Professeur Weill-Hallé pour y exercer en tant que médecin des centres d’enfants. Ce dernier demande également à Denise Milhaud d’assurer la fonction d’assistante sociale en chef des centres d’enfants et des dispensaires.

La réputation de l’U.G.I.F. d’organisation piège dans les milieux de la résistance fait hésiter les Milhaud à y entrer. De plus, le docteur Milhaud, israélite de vieille souche française, s’oppose fortement à l’idée reçue que les persécutions épargneront les Juifs français, parce que Français. Finalement Denise et Fred Milhaud acceptent à la condition de pouvoir poursuivre leurs activités au sein de l’Entraide Temporaire. Denise Milhaud prend ses fonctions au sein de l’U.G.I.F. à partir de juin 1942, date à laquelle elle devient en parallèle Présidente de l’Entraide Temporaire. Elle y est placée sous l’autorité directe de Weill-Hallé et ne dépend en aucune façon du service social de l’U.G.I.F. dirigé par Juliette Stern. Ami intime des Milhaud, le Professeur Weill-Hallé a parfaitement connaissance de leurs activités clandestines.

1.2. Le sauvetage d’enfants par l’Entraide Temporaire - A partir de 1942, la priorité est donnée au sauvetage des enfants pour les soustraire aux camps de concentration. L’Entraide Temporaire utilise, pour le maquillage de leurs identités, un livre de caisse de l’année 1921 d’une association devenue inactive, le Sauvetage de l’Enfance. L’Entraide Temporaire inscrit sur les pages restées libres, les dons reçus, le nom des enfants, leur état civil, celui des parents avec leurs noms et adresses, ainsi que les lieux de placements.

Les dates de naissance et la prise en charge sont décalées de 20 ans. Les indications figurant sur les fiches des enfants sont codées : la mention " à Biarritz " signifie que les parents sont à Drancy, tandis qu’" à Bayonne " indique que les parents ont été déportés. Un fichier conservé à l’Hotel Stella, 41, rue Monsieur le Prince à Paris, contient la fausse identité des enfants, ainsi que le pseudonyme de la personne de l’Entraide Temporaire qui les suit.[3] Le docteur Milhaud se procure de faux papiers par l’intermédiaire de la C.G.T. clandestine, avec laquelle il est en relation dans la Résistance.

Dans son activité de sauvetage des enfants, Denise Milhaud a pour secrétaire à l’Entraide Française, Arlette Beaumont, fille adoptive du Professeur Beaumont, puis Hélène Berr qui fut déportée avec ses parents, et enfin Nicole Schneider. A l’U.G.I.F. son assistante Madame Loeb, participe aux actions clandestines qui demeurent ignorées de la plupart des dirigeants. Les enfants sont cachés dans de nombreux endroits : dans des fermes, des institutions religieuses et laïques et des pensionnats. Les trois principales convoyeuses sont Mademoiselle Georges, le docteur Breton et Madame Verdier. Le beau-père du docteur Milhaud, Monsieur Léon, membre actif de la résistance proche des communistes convoie également de nombreux enfants pour l’E.T. Les convoyeurs ont la charge de conduire les enfants chez les nourrices dans les villages, d’en trouver de nouvelles, de régler les pensions, et d’apporter les fausses cartes d’alimentation. Pour la sécurité des enfants, les nourrices ignorent tout de leur origine véritable. Seul l’instituteur du village est parfois au courant.

1.3. Kidnapper les enfants des centres de l’U.G.I.F. - Les centres de l’U.G.I.F. se transforment à partir de 1943 en véritables souricières pour les enfants qui peuvent y être raflés à tout moment par la Gestapo. Le Docteur Milhaud, qui a la charge d’effectuer une surveillance médicale des enfants des centres de l’U.G.I.F. en région parisienne, a connaissance de la situation de nombreux enfants et peut ainsi en organiser clandestinement la sortie. Robert Frank raconte ainsi les conditions de son " enlèvement " de l’Ecole du Travail :

" Un beau jour (....) c’était en octobre -1943- je reçois une lettre libellée ainsi : je suis un ami de ta famille, rends-toi tel jour à telle adresse, rue Alexandre Dumas, ne pose aucune question, n’emmène rien et n’en parle à personne. "[4]

Robert Frank se rend au numéro indiqué de la rue Alexandre Dumas à Paris et arrive dans une maison d’enfants protestante, où un jeune homme l’attend vraisemblablement :

" Il me fait rentrer dans une pièce au deuxième étage, me fait entrer dans la pièce et ferme à clef derrière moi. J’ai tambouriné, il me dit : " ne t’inquiète pas quelqu’un va venir te voir, il ne faut pas que tu partes jusqu'à ce que cette personne arrive ". Il y avait une espèce d’inconscience (...) qui faisait qu’en même temps il y avait la curiosité et la crainte. "

Au bout d’un certain temps, un homme d’un certain âge qui se présente sous le nom de Monsieur Auger -il s’agit en fait du beau-père du Docteur Milhaud, dont le véritable nom est Monsieur Léon- lui explique la nécessité de le faire sortir du milieu Juif :

" Maintenant, tu ne retourneras plus à l’Ecole de Travail, d’abord parce que c’est dangereux et deuxièmement parce qu’il faut que tu sortes de là. Tu vas sortir du circuit Juif, tu vas changer de nom, tu vas avoir une carte d’alimentation, mais pendant quelques temps tu vas rester là. "

Monsieur Auger, alias Monsieur Léon, convoie fréquemment les enfants pour l’Entraide Temporaire. Après un bref passage dans cette maison d’enfants protestante, Robert Frank est conduit à l’Institut Voltaire, dirigé par Madame Vallon et situé Boulevard Voltaire dans le XIème arrondissement de Paris. Il restera caché jusqu'à la Libération chez Madame Vallon avec un autre garçon juif de son âge, qui, parti en colonie de vacances en juillet 1942, n’avait plus trouvé personne à son retour. Les directeurs de certaines maisons d’enfants de l’U.G.I.F. sont plus que réticents à laisser sortir les enfants. Robert Frank explique que l’attitude du directeur de l’Ecole de Travail, Monsieur Lévitz, était motivée par " La peur de son côté d’avoir des représailles pour lui-même ou concernant les autres enfants restés dans l’école " et l’empêchait de laisser les organisations clandestines enlever les enfants du centre. De fait, le jour de la disparition de Robert Frank, dans le registre des entrées et sorties de l’Ecole du Travail est inscrit dans la colonne Observations : " Disparu, commissariat averti ".

Au total, ce sont plus de 500 enfants qui ont été cachés par l’Entraide Temporaire, dont la spécificité comme le Mouvement National Contre le Racisme a été d’essayer de faire sortir le plus d’enfants possible des centres de l’U.G.I.F dès les premières rafles dans les différents centres en 1943.

Bernard Fride mentionne ainsi les principaux réseaux de " caches " de l’E.T. :

Caches utilisées par l’Entraide Temporaire Noms des dirigeants
Hotel Stella, 41 rue Monsieur le Prince, Paris Madame Marteau
Centre de la Rue Jacquier Mademoiselle Valot parente de Madame De Gaulle
Centre d’Enfants Inadaptés Monsieur Marey
Services hospitaliers Professeurs Henryer et Debré puis après sa destitution Madame de la Bourdonnay
La Clairière - 50 enfants sont confiés par l’Entraide Temporaire Centre dirigé par le pasteur Vergara et Mademoiselle Guillemot. L’œuvre est connue grâce à Madame Spaak, [5]belle-sœur du futur ministre belge
Sauvetage de l’Enfance à Cachan Mademoiselle Chigé
L’Enfant au grand air à Garancières (Eure et Loir) Mademoiselle Staudermann
L’Institut Voltaire à Paris Mademoiselle Vallon
L’Ecole des Vachers Nantouillet en Seine et Marne
Monsieur Grou-Radenez, [6]particulier qui tient table ouverte et en relation avec l’Orchestre Rouge
Tableau 1 : Principaux lieux de caches utilisés par l'Entraide Temporaire [7]

2. Le Mouvement national contre le racisme M.N.C.R.

Le Mouvement National Contre le Racisme est fondé en 1941. Il est une émanation du mouvement Solidarité. L’origine du mouvement remonte au printemps 1941, avec la publication par un groupe d’intellectuels juifs et non Juifs d’une feuille d’information clandestine appelée Fraternité. Parallèlement, un autre groupe lance Lumières. Ces deux mouvements qui sont rejoints par Combat Médical fondent le Mouvement National Contre le Racisme.[8] Le M.N.C.R. voit le jour à l’initiative de résistants Juifs avec le soutien de catholiques, protestants et athées. La vocation idéologique du M.N.C.R. est la lutte contre le racisme, cheval de Troie des nazis :

" De cette volonté de la nation de préserver son âme contre le poison raciste est sorti le M.N.C.R. Dès les premiers jours, il a rassemblé de nombreux représentants de toutes les couches : du monde scientifique, du monde littéraire, comme des petites gens du peuple, des catholiques, des Juifs, des Protestants s’y sont fraternellement unis dans un but commun. " [9]

Le M.N.C.R. réunit :

" Ceux qui sont décidés à défendre le patrimoine commun, et ce sans distinction de situation sociale, d’appartenance religieuse, de conception philosophique ou de tendance religieuse. " [10]

La composition éclectique du M.N.C.R, qui rassemble membres de l’église catholique et protestante, intellectuels, philosophes, scientifiques, commerçants et artisans, constitue la richesse de ce mouvement. Des comités sont formés pour la lutte idéologique, contre le S.T.O. et la relève obligatoire des jeunes.

Le mouvement diffuse ses objectifs, son idéologie et ses combats au travers de journaux clandestins tels que J’accuse, sous titré, " Organe de Liaison des Forces Françaises contre la Barbarie Nazie " et Combat Médical en zone occupée, Fraternité et Lumière et Clarté en zone libre, l’organe des intellectuels du mouvement. Les journaux du M.N.C.R. sont destinés à être diffusés aux intellectuels dont les noms sont repérés dans l’annuaire. Pendant toute la période de l’occupation, le M.N.C.R. se démarque par sa volonté perpétuelle d’informer le peuple sur les massacres des Juifs dans les camps de la mort. Le M.N.C.R. agit dans trois directions : il conduit une action d’information du peuple français sur le génocide des Juifs dans les camps de l’Est et sur les traitements infligés aux Juifs en France, appelle à la lutte armée et incite les jeunes réfractaires au S.T.O. à prendre le maquis.

2.1. L’idéologie du mouvement à travers la presse clandestine -

2.1.1. Le M.N.C.R. sur tous les fronts de la lutte idéologique contre le nazisme - En zone libre comme en zone occupée, le M.N.C.R. est présent sur tous les fronts de la lutte idéologique contre le nazisme, contre les collaborateurs de Vichy, et en faveur de la Libération de la France. A partir du 16 juillet 1942, alors que débute au c?ur de la tourmente l’action du M.N.C.R. pour arracher les enfants à la déportation et " réagir contre le massacre des innocents sous des prétextes racistes ",[11] la presse clandestine du M.N.C.R. appelle à la conscience des Français pour solliciter leur aide en direction des enfants.

Ce tract du M.N.C.R. du 20 novembre 1942, consécutif à la rafle du Vel d’Hiv, constitue un des plus émouvants textes de la presse clandestine du mouvement :

" Au mères et pères français. "

" A la jeunesse. Aux instituteurs, aux éducateurs ! "

" Deux mille petits enfants juifs des deux zones, âgés de 2 à 12 ans, arrachés à leurs parents, viennent d’être envoyés vers l’Est, pour " une destination inconnue ". Des trains interminables de wagons plombés les menaient à la torture, à la mort. Les cris déchirants des innocentes victimes, couvrant le bruit des roues, semaient l’épouvante et l’horreur tout le long de la route. [...] "

" Mères Françaises ! "

" Lorsque vous embrassez votre enfant, le soir, dans son lit, avant son sommeil heureux, quand le matin vous cueillez le premier sourire de votre enfant réveillé, songez à ces trains infernaux, où entassés, comme un troupeau mené à l’abattoir, deux mille petits enfants juifs, seuls abandonnés à leur angoisse mortelle criaient de terreur et de soif. "

" Y a-t-il au monde, y a-t-il dans toute l’histoire moderne chose plus atroce, plus inhumaine, plus barbare que ce supplice d’enfants innocents ? [...] Ces enfants tout comme les vôtres, avaient leurs mamans et leurs papas, prêts à les défendre. Mais ils leur furent arrachés sans pitié avec une sauvagerie bestiale.Dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande des mères juives défendaient leurs petits avec toute la furie d’un désespoir atroce [...] Et c’est ainsi que, témoins horrifiés du supplice de leurs mamans, deux mille petits enfants, dont on devait ensuite anéantir tous les papiers d’identité purent être sacrifiés [...] à la folie sanguinaire des bandes nazies. Ces horreurs se passèrent chez nous, sur notre douce terre de France avec la complicité du gouvernement français collaborant avec ceux qui nous affament, qui pillent nos richesses, qui retiennent nos prisonniers, qui assassinent les patriotes combattant pour une France libre et heureuse. [...] "

" Déjà, les grandes autorités spirituelles et intellectuelles de France -les Chefs de l’Eglise catholique et protestante, les représentants des plus qualifiés de la science et des lettres françaises sont élevés avec indignation contre cette tragique et barbare chasse aux Juifs. Il ne faut pas que ces appels restent sans écho ! "

" Ne vous faites pas, par votre silence, complice des assassins ! [...] "

" Jeunes français ! Maîtres et maîtresses d’école ! Professeurs ! "

" Vous qui consacrez votre vie à former l’âme de la jeunesse française, qui lui enseignez les grands principes de la justice, de la fraternité humaine -pourriez-vous passer sous silence ces actes inhumains et barbares ? Multipliez vos protestations auprès des autorités ! [...] Hébergez, protégez, cachez les enfants juifs et leurs familles ! Ne les laissez pas les livrer aux tueurs hitlériens ! Sauvez l’honneur de la France ! "

De même, au moment de la grande rafle en zone libre, alors que Bousquet et la Gestapo mènent une lutte acharnée pour reprendre les enfants sortis du fort de Vénissieux, le M.N.C.R. diffuse un tract intitulé "Vous n’aurez pas les enfants", où il dénonce la séparation des enfants d’avec leur mère, le départ des Juifs dans des wagons à bestiaux.

Le M.N.C.R. déclare :

" Ces enfants sont sous la protection de l’Eglise. Ils jouissent de la loi sacrée du droit d’asile. Et voici que le gouvernement de Vichy exige leur extradition. Pères et Mères français, laisserez-vous accomplir ce crime odieux ! "

Les Français sont en permanence interpellés par les tracts du M.N.C.R. De la rafle du Vel d’Hiv jusqu'à la Libération, les traitements infligés aux enfants deviennent un thème récurrent de la presse clandestine, de même que les appels au peuple français sont sans cesse réitérés.

Pour mobiliser la population française en zone occupée, le 14 juillet 1943, le M.N.C.R. invite à la commémoration de deux événements : le 14 juillet 1789, date de la prise de la Bastille et fête nationale de la République, dont l’acte de décès a été signé par Vichy, et le 16 juillet 1942. Le M.N.C.R. souhaite faire de ces deux journées particulières, des journées nationales de lutte contre l’occupant et Vichy. En plaçant le jeudi noir du 16 juillet sur le même plan que la prise de la Bastille, symbole de la République, le M.N.C.R. tend à placer la lutte contre la persécution des Juifs sous des prétextes racistes, au rang du combat patriotique pour la libération de la France et le rétablissement de la République. Par ailleurs, ces deux journées sont destinées à accroître de 25 %, le nombre des sympathisants du M.N.C.R. [12]

Fraternité, l’Organe du M.N.C.R. en zone occupée rappelle le tableau dantesque qu’a été la journée du 16 juillet 1942 :

" Des enfants sauvagement arrachés des bras de leurs mères. Des centaines d’hommes et de femmes morts dans les camps. Des milliers d’innocents déportés et exterminés. "

La force du M.N.C.R. est qu’il s’adresse successivement aux différentes composantes de la société française. Dans le tract consacré au sauvetage des enfants, le mouvement s’adresse successivement aux mères, aux pères français, aux jeunes, aux maîtres, maîtresses d’écoles et professeurs. Pour répondre à l’appel lancé par la Gestapo aux concierges pour les inciter à ne pas dénoncer les locataires Juifs non déclarés, le M.N.C.R. déclare :

" La " Police des Juifs " de l’Avenue d’Iéna ne cesse de mettre des scellées sur les logements juifs, fait des " recommandations spéciales " aux concierges concernant les locataires Juifs. Concierges, ne vous laissez pas corrompre par les ennemis de la France ! Camouflez par tous les moyens vos locataires Juifs. " [13]

Dans le même numéro de J’Accuse, le M.N.C.R. prend à parti les catholiques sur une restriction de la liberté du culte en Allemagne qui pourrait survenir en France, et par ce biais, les invite à rejoindre la lutte contre le nazisme en prenant en charge les vieillards ou les enfants :

" La radio vaticane a protesté ces jours derniers contre les entraves que les autorités allemandes mettent à l’exercice de leur culte par des travailleurs polonais déportés en Allemagne. Ces derniers ne peuvent assister à la messe qu’un dimanche par mois, la langue polonaise est totalement exclue du service religieux, la confession elle-même doit se faire en Allemand. (...) Radio Vatican relève aussi des persécutions auxquelles sont en butte les ordres monastiques en Allemagne. Catholiques français, voilà la politique religieuse des nazis, qui se présentent devant vous en défenseurs de la chrétienté. Vous avez déjà refusé d’être leurs dupes, vous vous êtes courageusement élevés contre les persécutions qu’ils font subir aux familles Juives (...)Prenez plus que jamais la défense des victimes les plus atteintes ; les enfants et les vieillards Juifs. "

Par ailleurs, le M.N.C.R. diffuse régulièrement des extraits de messages émanant de Radio-Vatican de façon à obtenir le soutien du plus grand nombre de catholiques. Le courage de certaines catégories de Français est cité en exemple, comme s’il s’agissait de la majorité, et le M.N.C.R. amplifie les actes de solidarité comme pour marginaliser ceux qui décideraient de n’être qu’attentistes. Fraternité de mai 1943, met à l’honneur à Romans dans la Drôme " Deux mille ouvriers [qui] ont manifesté contre les déportations de jeunes. Les femmes se sont couchées sur les rails pour empêcher le départ d’un train de relève. "

Après la constitution du Gouvernement Provisoire à Alger, le M.C.N.R. dans un tract déclare :

" Exprimant le sentiment de toute la nation, le Comité Français de Libération Nationale à Alger a aboli les honteuses lois raciales de Vichy et rétabli les citoyens Juifs dans leur droit. " [14]

Dans son propos, le M.N.C.R. met le régime de Vichy hors la loi, indiquant que le gouvernement légitime, seul à pouvoir légiférer est celui de la République représentée par le gouvernement provisoire à Alger. Le M.N.C.R. dans son idéologie défend les valeurs fondamentales de la République, notamment le refus de la discrimination pour raison religieuse et prône le droit de chacun à l’existence. A partir de 1942, le M.N.C.R. développe l’information sur l’extermination des Juifs déportés en Pologne.

Cette volonté de faire prendre conscience aux Français de la tragédie vécue par les Juifs constitue une des principales particularités de ce mouvement.

2.1.2. Informer sur la Déportation et le Génocide des Juifs - A partir de la fin de l’année 1942 et jusqu'à la Libération de la France, le M.N.C.R., informé via Londres par les Résistants polonais, décrit l’évolution de la situation des Juifs en France et l’extermination systématique des populations juives en Pologne. Il s’agit de faire appel à la conscience des Français, de les sensibiliser sur des massacres intolérables, afin de les inviter à venir en aide aux Juifs et surtout aux enfants, victimes innocentes de la barbarie raciste. A ce titre, le M.N.C.R. est l’une des premières organisations à avoir décrit, et ce dès 1942, les rouages de la Solution finale et incité les Français à ne pas fermer les yeux sur l’extermination de civiles au nom de préjugés racistes. Dès le 20 novembre 1942,

J’accuse, n° 5 décrit les conditions de départ dans les trains de la déportation :

" Le 8 novembre dernier, 26 autobus bondés de Juifs sont partis de Drancy en direction du Bourget. C’est à la gare du Bourget qu’hommes, femmes et enfants, toujours des familles séparées, sont entassés dans des wagons à bestiaux, qui après avoir été plombés prennent le chemin de l’Est. Un nouveau départ a eu lieu le 10 novembre. "

Dans ce même numéro de J’accuse, l’auteur ajoute qu’un " témoin oculaire a vu des Juifs déportés de France dans des wagons à bestiaux à Sarrebrück, haletant et se penchant vers les petites lucarnes. " [15]

J’accuse n° 7, du 25 décembre 1942, s’attache à décrire les réactions des gouvernements épargnés par l’occupation allemande face à l’extermination des Juifs :

" La Pologne toute entière -vaste abattoir des juifs. Par dizaines de milliers femmes, enfants, vieillards, malades sont massacrés. 360 000 êtres humains assassinés dans le ghetto de Varsovie. Le monde entier se révolte et clame sa haine envers les massacreurs nazis. Onze gouvernements dressent un acte d’accusation. Le Parlement britannique demande le châtiment suprême pour les bourreaux : journées de deuil, manifestations, protestations dans tous les pays libres.

Français ! Joignons nous à la protestation et à l’action du monde civilisé, qu’un cri unanime s’élève dans toute la France. Renforçons la lutte pour chasser de notre sol les barbares ! Les pogroms sanglants qui ont commencé le 17 juillet contre les Juifs et qui continuent encore, ont ému le monde entier. Le Parlement britannique a consacré une séance à cette tragédie et une minute de silence a été observée à la mémoire des martyrs. Des manifestations grandioses de protestation se déroulent dans tous les pays libres. Onze gouvernement se sont entendus en vue d’exercer une pression sur l’Allemagne afin de faire cesser les massacres. Ils viennent de dresser un bilan horrible des atrocités qui bouleversent la conscience humaine. "

Des statistiques sont ensuite énoncées, permettant de révéler l’ampleur de l’assassinat des populations juives en Pologne : elles révèlent que la population juive de Pologne est pratiquement annihilée :

" Sur 400 000 Juifs de Varsovie il en reste 40 000. A Radum 28 500 Juifs exterminés sur 30 000. A Piotrokow il reste 2 000 Juifs sur 20 000. A Vilno, la totalité de la population juive a été massacrée. Même extermination dans d’autres villes dans les Pays Baltes, en Ukraine, et en Biélorussie. Le sang se glace dans les veines au récit de ces cruautés. Ainsi dans une petite ville de Polésie, tous les enfants juifs rassemblés dans une école ont été brûlés vifs ; des mères qui imploraient pitié pour les enfants ont eu les yeux arrachés par les " sadiques hitlériens. Ailleurs, des milliers d’enfants ont été noyés dans la Vistule et dans des canaux, des nouveau-nés étranglés et leurs mères assommées. Ce ne sont pas des crimes isolés d’agents subalternes, mais des actes prémédités et organisés par le gouvernement hitlérien. "

L’ampleur des massacres et les procédés d’exécution attestent que dès 1942 est en train de se dérouler dans les territoires de l’Est occupés par le Troisième Reich, un crime sans équivalent dans l’Histoire. Le récit des exactions nazies est au-delà de tout ce qui est humainement concevable, quel écho ainsi a pu avoir cette presse clandestine distribuée de main à main ? Quelle a été la proportion de ceux qui ont eu le journal entre les mains, qui ont pensé que tout cela n’était pas possible et que la barbarie avait des limites ? Mais, la force de persuasion de ce journal reste que si les Français n’ont peut-être pas voulu croire en la totalité des atrocités décrites, le fait d’avoir une information et de jeter un doute sur l’existence de massacres a pu en inciter quelques uns à venir en aide aux Juifs et en particulier aux enfants. L’engrenage de l’extermination est décrit avec précision dans la suite des lignes citées précédemment :

" (...) les hommes valides sont parqués dans des camps de travail où ils meurent au bout de peu de temps ; des femmes, des enfants, des vieillards, des malades et des infirmes sont anéantis avec une sauvagerie bestiale, sans exemple dans l’histoire. Toutes sortes de supplice sont mis en œuvre : chambres à gaz, empoisonnements, fusillades, champs de mines, courants électriques, etc.... "

Quelques mois plus tard, en mai 1943 Fraternité, le journal clandestin du M.N.C.R. en zone libre publie une description saisissante des camps de la mort :

" Le régime de terreur dans lequel les nazis maintiennent les populations provisoirement asservies fait partie d’un plan longuement conçu et systématiquement exécuté : organisation scientifique de la famine, déportations de populations entières, assassinats collectifs à la mitrailleuse, ou par asphyxie dans les chambres à gaz ou par le courant des fils à haute tension ; tous ont leur part, depuis les jeunes enfants voués à la tuberculose par la sous-alimentation, jusqu’aux travailleurs déportés sur le front de l’Est, et aux familles juives envoyées en Pologne pour être brûlées dans les fours à chaux. "

Un tract du M.N.C.R. de 1943 déclare également :

" Chacun ne sait-il pas que Drancy c’est l’antichambre de la mort ? Périodiquement, à une cadence de plus en plus rapide, ceux qui y sont internés sont emmenés en déportation dans des wagons plombés, pêle-mêle, des hommes, des femmes, dont quelques unes avec des bébés de 8 mois. On y a jeté comme des paquets, des vieillards 90 ans, apportés sur des civières. "

" Pour toute provision en vue de quelques jours de voyage, quelques seaux d’eau. Et... en route vers l’enfer, rien que pendant le trajet, il en meurt des quantités dans des souffrances atroces. Ceux qui parviennent à destination dans l’Est européen, sont massacrés en série par des procédés où la cruauté la plus sadique se donne libre cours. Et, si tel a été le sort de nombreux adultes valides, dont les hitlériens pouvaient encore tirer un certain rendement, quel destin attend ceux qu’on a pris maintenant, tous incapables de travailler et dont la faiblesse désarmée est une provocation de plus à la férocité des bourreaux ? "

On peut dire qu’à partir de 1942, le Mouvement National Contre le Racisme assure véritablement une organisation de l’information autour de la déportation des Juifs et de leur extermination, avec une volonté marquée de faire prendre conscience à la population française de l’étendue des massacres et de la gravité d’un crime sans précédent. Il décrit l’univers concentrationnaire et les procédés de la mise à mort avec précision, en synthétisant le peu d’informations qui filtrent sur les conditions du transport des déportés et sur les camps en Pologne : les wagons à bestiaux, l’absence d’eau et de nourriture pendant les trois jours du voyage, les nombreux décès pendant le transport, l’extermination dans les chambres à gaz et les fours crématoires des hommes, des femmes, des enfants et des vieillards juifs. Les informations du Mouvement viennent vraisemblablement de Londres, qui reçoit des renseignements par radio du ghetto de Varsovie et où les résistants polonais viennent apporter des nouvelles. Le M.N.C.R. est unique dans sa volonté systématique d’informer avec précision la population.

Le M.N.C.R. lance parallèlement une réflexion sur l’origine du racisme et démontre à quel point les théories racistes qui en découlent sont infondées. A Toulouse, où l’antenne du M.N.C.R. est dirigée par le Docteur Stéphane Barsony, le philosophe Vladimir Yankélévitch qui a apporté son aide au mouvement, propose en 1943 au M.N.C.R. une publication contre le racisme et la persécution. Etienne Borne et le doyen D. Faucher participent à la rédaction de la brochure. Elle paraît en novembre-décembre 1943 et est tirée à 5 000 exemplaires. [16]

Dans ce document, qui n’est daté seulement que de 1943, Faucher déclare :

" En orthodoxie raciste sont honnêtes et permis : la stérilisation, l’extermination des Juifs. " [17]

Dans le dernier chapitre, Vladimir Yankélévitch ajoute :

" Pour la première fois peut-être, les hommes sont traqués officiellement, non pas pour avoir fait ce qu’ils font, ils expient leur être et non leur avoir, non pas des actes, une opinion politique et une profession de foi.... Mais la fatalité d’une naissance. "

A travers cette analyse de ce qui portera le nom de Shoah, se profile également le concept du " Crime contre l’Humanité ", deux ans avant le procès de Nuremberg. Un tract intitulé " Qu’est-ce que le racisme ? " décrit le caractère infondé des théories racistes et leur but inavoué de manipulation des populations :

" Le racisme allemand est l’expression d’une théorie politique qui divise l’humanité en deux grandes espèces distinctes ; l’espèce supérieure, celle des Aryens nordiques ou plutôt des Germains et l’autre celle des races inférieures (....) D’un point de vue scientifique, le racisme est une absurdité : la race aryenne n’existe pas, il n’y a que la famille des langues indo-européennes parlées par les peuples d’Europe. L’idée d’une race supérieure n’est pas admissible. Le racisme n’étant que le moyen grossier d’une volonté d’expansion de l’impérialisme allemand, puisque les Polonais, les Tchèques, les Belges et les Français sont des races inférieures, on peut et on doit les asservir : " Les Français sont une race négroïde et abâtardie, ..... Il faut les asservir et les anéantir (Hitler, Mein Kampf) ".

2.2. L’action du M.N.C.R. en zone occupée - Le M.N.C.R. apporte en juillet 1942 au moment de la rafle du Vel d’Hiv son concours à la MOI -Main d’Œuvre Immigrée- bras armé de l’U.J.R.E. -Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide- afin de sauver les enfants. La M.O.I. est présente dans les quartiers Juifs, et en coopération avec le M.N.C.R., des opérations sont menées pour prendre en charge les enfants que les parents ont eu le temps de confier à des concierges ou des voisins compatissants.

Dès août 1942, une centaine d’enfants a pu être cachée à la campagne et en banlieue parisienne. Dans le département des Deux-Sèvres, le petit village protestant Le Noirvault, qui ne compte qu’une vingtaine d’habitants, accueille dix enfants dont les âges vont de 3 à 9 ans.[18] En zone occupée, le Mouvement National Contre le Racisme est dirigé par Suzanne Spaak, fille d’un grand banquier belge et belle-sœur du Ministre des Affaires Etrangères belges. Mère de deux enfants, elle rejoint le M.N.C.R. en 1941-1942, dont elle prend la direction. B. Aronson la décrit ainsi :

" Suzanne Spaak appartenait à cette catégorie d’idéalistes pour lesquels leur vie privée, leurs satisfactions personnelles et leurs soucis matériels cessent d’exister à partir du moment où une grande idée s’empare de leur âme et de leur c?ur. Dès qu’elle est venue à nous, elle nous a dit : " Dites-moi ce que je dois faire, il m’est tout à fait égal de faire tel ou tel travail à partir du moment où je peux servir dans la lutte contre le nazisme. " [19]

Suzanne Spaak coordonne différentes actions au sein de la résistance :

" Son appartement était devenu le PC où se retrouvaient les représentants des différents mouvements de la Résistance. En 24 heures y passaient des professeurs d’université, des ouvriers, des prêtres, des travailleurs sociaux Juifs, des communistes, des gaullistes. Pendant de longs mois, Suzanne Spaak était le lien qui reliait différents mouvements de la Résistance. Elle aidait tout le monde avec le même dévouement et le même enthousiasme. "

La lutte qui lui tient le plus à c?ur est celle en faveur des enfants. Dès son entrée au M.N.C.R, elle prend contact avec les hauts représentants de l’Eglise catholique, évêques et cardinaux afin d’obtenir d’eux qu’ils prennent position, au nom de l’Eglise, pour condamner les discriminations et les persécutions. Elle contacte écrivains, magistrats, intellectuels, afin qu’ils apportent leur contribution à la lutte contre le racisme. Suzanne Spaak parcourt Paris, la banlieue et la campagne environnante pour trouver des familles qui accepteraient de prendre des enfants juifs. Elle est aidée dans son action au service des enfants par Madame de la Bourdonnais, Madame Brasseur et Madame Campelan. La plupart des enfants cachés par le M.N.C.R. sont placés dans des familles d’accueil, probablement sensibilisées par la presse clandestine. Les messages aux Français, dans le but de les convaincre de participer au sauvetage des enfants, sont sans cesse renouvelés.

En première page des journaux qui constituent la presse clandestine, en zone occupée comme en zone libre, se retrouve un encart consacré aux enfants juifs :[20]

AU SECOURS

Des centaines d’enfants juifs ont été ces derniers jours arrachés aux griffes de leurs bourreaux. Ces petits innocents, restés les uns chez leurs grands-parents et chez des voisins, les autres dans des orphelinats, sont menacés dans leur vie. En les mettant à l’abri, nous les avons sauvés d’une mort atroce par la déportation. Maintenant, il faut les nourrir et les vêtir. Il faut leur trouver des mères, des foyers. Des milliers d’autres petits menacés nous appellent au secours. Que chaque Français, chaque Française puisse s’honorer d’avoir sauvé la vie d’un enfant pourchassé. Que chaque famille entoure d’affection une de ces victimes.
Que chacun verse son obole !
Souscrivez au fond en faveur des enfants persécutés !

Pour sensibiliser les Français, des cas d’enfants sont cités en exemple, comme dans J’accuse n° 5 du 27 novembre 1942, qui relate que " A Pavillon sous Bois, un enfant juif de deux ans, atteint d’un cancer au bras a été emmené par des brutes policières. " Le M.N.C.R. semble s’appuyer quasi exclusivement sur la générosité des Français qui acceptent de prendre des enfants. Le financement du mouvement est également assuré par les dons de la population civile. La presse du mouvement renouvelle des demandes de dons pour assurer le suivi des enfants dans la clandestinité.

2.3. Le M.N.C.R, l’Entraide Temporaire et la Clairière au secours des enfants de l’U.G.I.F. - Une action spectaculaire de sauvetage des enfants bloqués dans les centres de l’U.G.I.F. est menée conjointement entre le Mouvement National Contre le Racisme, l’Œuvre du Temple de l’Oratoire du Louvre -La Clairière- située 60, rue Greneta et dirigée par le Pasteur Vergara. En février 1943, Suzanne Spaak apprend que des rafles menacent des enfants des centres de l’U.G.I.F. de la région parisienne. Elle a alors l’idée de prendre contact avec le pasteur Vergara, dont un des jeunes catéchumènes a vanté la beauté d’un sermon que le Pasteur vient de faire en faveur des persécutés. Le Pasteur Vergara délègue Mademoiselle Guillemot, qui apporte son aide sous le couvert de la Clairière . Cette dernière se rend le dimanche 12 février à la sortie du Temple et s’adresse aux personnes qu’elle connaît le mieux en leur demandant de se rendre le lendemain au siège de l’U.G.I.F. au 23, rue de la Bienfaisance, pour se proposer de parrainer un enfant, de façon à le faire sortir pour le promener. Il est alors recommandé aux personnes de se présenter avec leur carte d’identité " aryenne ", indispensable pour obtenir l’autorisation de sortie des enfants, mais en aucun cas de laisser inscrire leur identité. Les familles protestantes se rendent ainsi le lendemain, lundi 13 février, et prennent avec elles une soixantaine d’enfants qu’elles conduisent à la Clairière, où on les nourrit avec la soupe populaire du Secours National. Mademoiselle Guillemot relate la situation des enfants arrivés à la Clairière :[21]

" Quelquefois plusieurs membres d’une même famille protestante amenèrent chacun un enfant. Ceux-ci étaient âgés de 3 à 18 ans. Deux petites soeurs retrouvèrent là leurs deux frères séparés d’elles depuis la déportation de leurs parents. En général, ces enfants étaient d’origine étrangère. " Pendant le reste de la journée, Suzanne Spaak, ses collègues et Mademoiselle Guillemot s’emploient à dresser la liste des enfants contenant le nom du centre de l’U.G.I.F. d’où ils ont été kidnappés. On les fait passer pour des réfugiés d’un bombardement et il est demandé aux paroissiennes de l’oratoire d’héberger pour la nuit un enfant.

Le lendemain, Suzanne Spaak revient à la Clairière, avec un fichier contenant le nom de personnes désireuses de prendre en charge un enfant. Chaque enfant est donc confié à une famille. Ce sont les éclaireuses aînées de l’Oratoire, sous la direction de leur cheftaine, qui assument le rôle de convoyeuses. On remet à chacune la fiche comportant le nom de l’enfant, son adresse de placement provisoire et le lieu où il restera désormais caché. A partir du mercredi 15 et les jours suivent, tous les enfants sont emmenés dans leur nouvelle famille. D’autres enfants juifs du quartier viennent se rajouter aux enfants sortis des centres de l’U.G.I.F. Suzanne Spaak s’emploie à laver leurs cartes d’alimentation.[22]

Dès le 16 février, la Police aux Questions Juives se rend à l’Oratoire, mais toutes les traces de passage des enfants ont été effacées : les listes en plusieurs exemplaires, contenant le véritable état civil des enfants, sont remises à des personnes sûres, l’une d’elle est confiée à l’épicière à proximité de l’Oratoire, ce qui permet aux sauveurs de la consulter à chaque fois que cela est nécessaire. Les étoiles jaunes des enfants ont été brûlées, tandis que les vêtements qui pouvaient indiquer la provenance de ces enfants sont remis à une couturière. Denise et Fred Milhaud participent au suivi des enfants pour lesquels ils collectent de l’argent, tandis que le Pasteur Vergara rassemble la majeure partie de l’argent nécessaire à leur prise en charge.

Mademoiselle Guillemot mentionne également dans son rapport qu’elle pense que Suzanne Spaak a apporté de l’argent provenant des Editions de Minuit. Vers le milieu de l’année 1943, la Gestapo est sur la trace de Suzanne Spaak. Arrêtée et écrouée, elle est exécutée, le 12 août 1944, semaine de la Libération de Paris, d’une balle dans la nuque.

2.4. L’action du M.N.C.R. en zone libre - Le M.N.C.R. développe des antennes dans de nombreuses grandes villes de la zone libre. La direction du mouvement à Lyon est dirigée par le Docteur Grynberg, tandis que le mouvement possède des antennes à Châteauroux, Lyon, Grenoble, Limoges, Périgueux, Nice, Cannes, Marseille et Toulouse. [23]

A Toulouse, furent organisés les premiers réseaux d’évasion des camps d’internement avec le soutien de Jean Cassou et Vladimir Yankélévitch, philosophe et Juif résistant, membre du M.N.C.R. D’après le rapport d’activité du M.N.C.R. de Grenoble,[24] un premier noyau est formé au mois d’août 1942. Après le début des grandes rafles contre les Juifs dans le département de l’Isère, un premier comité composé de catholiques et de Juifs est constitué à Villard-de-Lans. Immédiatement, une aide est apportée à une cinquantaine de familles juives, arrêtées sur le plateau du Vercors. Les protestations et interventions réitérées du M.N.C.R. entraînent la libération de quelques familles. En collaboration avec le centre du M.N.C.R. de Lyon, un plan de travail est élaboré. Le mouvement prévoit alors la distribution des tracts, des journaux clandestins. Le plan de travail commun prévoit également d’étendre et d’organiser la résistance dans l’Isère, ainsi que de prendre contact avec des intellectuels et de mettre au point des collectes au sein de la population. Des groupes de trois personnes ont la charge d’organiser la propagande dans leurs maisons et chez leurs voisins. En 1943, le mouvement dans la région de Grenoble comptabilise 200 adhérents, dont beaucoup de femmes. La multiplication des arrestations d’hommes du mouvement, plus repérables, incite le M.N.C.R. à employer un nombre important de femmes dans ses opérations. A partir d’avril 1943, la priorité est donnée au sauvetage des enfants et à l’aide à des familles dont -comme il est précisé dans le rapport- un fils est dans l’obligation de prendre le maquis, probablement pour échapper au S.T.O. A partir de cette date, une commission de l’enfance est constituée. Cette commission ne comprend que des femmes. Elles ont pour tâche de visiter des paysans, afin de déterminer des possibilités de placements pour des enfants proscrits. Commence alors pour ces femmes un véritable travail d’assistante sociale. Le rapport ne précise pas le nombre d’enfants qui furent placés au sein des familles de paysans.

S’il semble que les enfants du M.N.C.R. pris en charge par le M.N.C.R. aient été cachés en majorité au sein de familles non-juives, un courrier de la Section Féminine du M.N.C.R. à Lyon adressé à un établissement religieux atteste de la volonté de trouver des placements au sein des institutions religieuses. Pour secourir les enfants, le M.N.C.R. propose aux Français de parrainer ou plutôt de " marrainer " des enfants. Il incite la population à recueillir des enfants juifs pour les sauver de la déportation, mais également pour être en mesure de leur donner l’affection dont ils ont été privés depuis la déportation de leurs parents.

Le M.N.C.R. tente d’apporter une aide à la jeunesse dans son ensemble. Dans de nombreux tracts, le M.N.C.R. incite les jeunes à prendre le maquis. En effet, le mouvement est en contact avec d’autres groupes de résistance et en particulier le Maquis du Vercors, où il participe à l’organisation des premiers camps. Des membres du personnel de la section grenobloise sont désignés pour être en permanence en contact avec des responsables du maquis.

Lors de la capitulation italienne, le M.N.C.R. à Nice diffuse des tracts pour inciter les soldats italiens à déserter l’armée allemande. De même, la population grenobloise et des alentours est sollicitée pour aider les déserteurs. Le mois de décembre 1943 est marqué par l’intensification des persécutions à Grenoble. De nombreux membres du M.N.C.R. sont contraints de prendre le maquis et pourvoient les groupes de résistances locaux. Lors de la bataille du Vercors, parmi les 5 000 combattants, 250 Juifs avaient été formés pour la plupart par le M.N.C.R. Dans la région lyonnaise, un service social d’aide et de soutien aux familles de déportés est créé.[25]

Après la guerre, le M.N.C.R. poursuit les activités entreprises sous l’occupation dans la clandestinité. Il développe un service de soutien moral et matériel aux personnes suivies dans la clandestinité et un service de recherche pour rassembler des informations sur les déportés ou les évadés des camps de concentration. Une équipe constituée d’auxiliaires sociales est formée pour répondre à la détresse des personnes, dont l’existence est tournée vers la recherche des absents. Cette action du mouvement, tout à fait exceptionnelle pour l’époque, résulte sans doute de la réflexion développée dès la clandestinité, sur la déportation et l’univers concentrationnaire.

Sommaire - Introduction - I Enfants cachés, enfants en danger - II Les organisations juives - III Deux organisations laïques - IV Juifs et chrétiens - V Le réseau Marcel dans la région de Nice - VI La Maison de Sèvres - VII Conclusion - VIII Bibliographie - Iconographie


[1] D’après l’article de Bernard FRIDE, L’Entraide Temporaire, publié dans le bulletin n° 5, décembre 1993, de l’Association des Enfants Cachés. Cet article a été inspiré par la brochure " L’Entraide Temporaire, sauvetage d’Enfants Juifs sous l’occupation ", née des retrouvailles entre Fred et Denise MILHAUD avec leurs anciens enfants cachés, et des réunions, discussions, et interviews qui en ont découlé.

[2] Biographie d’après l’annexe de l’article de Gabrielle JAOUBOVITCH-BOUHANA, La Rue Amelot, Le Monde Juif, revue d’Histoire de la Shoah, n° 155, septembre-décembre 1995, pp 169-239.

[3] D’après Lucien LAZARE, la Résistance juive en France, Editions Stock, Judaïsme Israël, Paris, 1987, 424 pp

[4] Témoignage audiovisuel de Robert FRANK, Les Enfants Cachés, Mémoire et Documents, 1993, 3h42 Cf. son action dans le Mouvement National Contre le Racisme.

[5] Monsieur GROU-RADENEZ est déporté pour ses activités.

[6] D’après l’article de Bernard FRIDE, L’Entraide Temporaire, in bulletin des Enfants Cachés, n° 5, décembre 1993, p 8

[7] D’après Jacques ADLER, Face à la persécution, les organisations juives de Paris, Editions Calman-Lévy, Paris, 1985, 328 pp, p 187

[8] C.D.J.C. XXII -2, Extrait d’un tract du Mouvement National Contre le Racisme.

[9] Idem

[10] C.D.J.C. CCXXI-38 M.N.C.R.

[11] Cf. Circulaire n° 7 du M.N.C.R, juillet 1943, C.D.J.C. XXII-12

[12] C.D.J.C. XXII-6, J’accuse, n° 5, 27 novembre 1942

[13] C.D.J.C. XXII-12

[14] C.D.J.C. XXII-6

[15] Voir Adam Rayski, Le Choix des Juifs sous Vichy entre soumission et résistance, Editions La Découverte, pp 325- 326

[16] In Le mensonge raciste. Ses origine sa nature - ses Méfaits Edité par le Mouvement National Contre le Racisme.

[17] Un exemplaire original est conservé aux Archives Municipales de Toulouse.

[18] D’après Adam RAYSKI, Le Choix des Juifs sous Vichy entre soumission et résistance, Editions La Découverte, op. cit. pp 214-215

[19] C.D.J.C. CCXVIII -88 a, Extrait d’un article de B. ARONSON, Suzanne Spaak, Sauveteur d’enfants, Naïe Presse, 9 mars 1945

[20] C.D.J.C. XXII-6, Encart extrait de J’accuse n° 12 du 26 février 1943

[21] C.D.J.C. CDLXVIII-17, rapport concernant Mademoiselle GUILLEMOT.

[22] Le rapport fait en effet état d’une soixantaine d’enfants, il est possible que ce chiffre soit en fait sensiblement inférieur. Voir à ce sujet Rayski Adam, Le Choix des Juifs sous Vichy, op. cit.

[23] C.D.J.C. CXV-19

[24] C.D.J.C. CCXV-29

[25] C.D.J.C. DCLXVIII-3

Haut de page

Caravelle (lino)