Sommaire

La Maison des Enfants de Sèvres

par Lucile HUBSCHMANN

(qui nous a quittés fin novembre 2003)

L’enfant a marché depuis le pont de Sèvres et quitté la grande rue au carrefour de Ville-d’Avray. il doit encore gravir l’escalier abrupt et sombre de la Croix-Bosset. Seul dans la vie comme il l’est dans cette montée des marches, il se demande ce que lui réserve demain. A sa gauche, sur un premier palier il pousse une porte toujours ouverte et monte encore des marches. Mais il n’est plus seul, une main chaleureuse a saisi la sienne et l’entraîne vers son nouveau domaine : la Maison des Enfants de Sèvres. Deux bâtiments, construits dans une propriété, entourée d’un haut mur, et à l’Est une terrasse ouverte sur Sèvres, ses bois, ses maisons, sa vieille église, ses anciens monuments et tous ses secrets.

En ces mêmes lieux, dans la seconde moitié du XIXe siècle avait été ouvert un établissement religieux d’hommes. Un couvent de novices des Oblates de l’Assomption lui succéda, mais la communauté ne survécut pas à la loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat. Vendue à plusieurs reprises la propriété appartient à M. Allienne depuis novembre 1940. Une colonie de vacances, œuvre du Secours national[1] y fut installée pendant l’été 1941. Œuvre du Maréchal, le Secours national, de par sa nature même échappe à tout contrôle administratif. Il bénéficiera de revenus importants : produit de la liquidation des biens des Français déchus de leur nationalité, et de la loterie nationale à partir d’octobre 1940.

A la rentrée 1941, un couple d’enseignants Yvonne et Roger Hagnauer prend en charge la Maison d’Enfants de Sèvres, qui succède à la colonie de vacances.

Yvonne, née Even, alors âgée de 43 ans a fait des études brillantes avant de réaliser sa vocation : enseigner, mais en abandonnant les méthodes traditionnelles pour mieux préparer les enfants à la vie active, soit par la possibilité de fréquenter écoles et collèges sans être des désadaptés, soit par la possession d’un métier solide pour préserver leur dignité et normaliser leur vie. Elle croit aux méthodes de l’Education nouvelle et de l’Ecole Active[2], dont elle retiendra l’esprit féministe; elle participe à la fondation de la Ligue des Femmes pour la Paix, et s’engage dans le syndicalisme révolutionnaire.

Roger Hagnauer, son mari, né à Paris en 1901, descendant d’une famille de juifs alsaciens, diplômé d’enseignement supérieur est instituteur. Il l’accompagne dans sa recherche pédagogique et son militantisme.

Ils signent ensemble, en septembre 1939, le Manifeste Paix Immédiate. Inculpés, ils sont radiés de l’Enseignement public et ne seront pas réintégrés en septembre 1940. Roger ayant été mobilisé en 1939, Yvonne, pour vivre doit accepter un poste de représentant de commerce. Fait prisonnier, Roger cachera ses origines israélites. Démobilisé, il entre par relations à l’Entraide d’Hiver, direction parisienne du Secours national. Il y restera jusqu’au mois de mars 1943.

Après des mois de galère, Yvonne en juillet 1941 retrouva des enfants. On lui confia la direction de la colonie de vacances de Charny dans l’Yonne (note du webmestre : il y a trois communes en France au nom de Charny, l'une - 77410 - en Seine-et-Marne, la seconde - 21350 - en Côte-d'or, et la troisième - 89120 - dans l'Yonne; il paraît plus vraisemblable de pencher pour Charny dans l'ancienne Seine-et-Oise - 77410 - plutôt que dans l'Yonne; Pour l'instant, nous n'avons pas trouvé d'éléments dans les Archives de la Maison précisant ce point. Nous effectuons des recherches (le 30 janvier 2010)), et, à la rentrée scolaire il lui est proposé de prendre la direction de la Maison d’enfants de Sèvres, qui devait comme tous les établissements du même type prolonger l’œuvre de la colonie de vacances. Heureuse de pouvoir enseigner à nouveau, elle accepte et, avec la collaboration de son mari, en assumera la direction avant de se retrouver seule en 1943, après que sur dénonciation, il ait été dans l'obligation de se cacher loin de Paris.

Aménagée pour une colonie de vacances, la maison de Sèvres possède l’équipement nécessaire pour assurer un internat. Les anciennes et petites chambres des nonnettes abriteront les nuits des enfants, la chapelle sera salle de réunions. On construira des baraquements pour créer des ateliers.

Et dès son arrivée, la directrice affichera dans l’entrée une devise qui lui est chère et qu’elle met en application dans tous ses actes : la liberté ou la mort

Elle saura demeurer libre face à la dictature nazie et au régime de Vichy dont elle vit. Dans son établissement, elle cachera et protégera tous ceux que des lois raciales ou autres ont condamnés. Bombardements des villes, exode, avaient fait des orphelins que nulle famille ne réclamerait. Ce furent les premiers pensionnaires. Puis vinrent tous les autres : ceux de famille en difficultés, ceux des familles résistantes ou juives internées ou déportées. De nombreux camps d’internement existaient en France. Des organisations juives internationales, dont l’Œuvre de Secours aux Enfants (O.S.E) purent faire sortir des enfants de ces derniers. Certains quittèrent la France, d’autres placés dans des centres ou des familles, devinrent les enfants cachés : enfants traqués, enfants errants d’une ferme à une autre, d’un établissement à l’autre, que rien ne retenait nulle part et qui vivaient sous une identité qu’ils ne reconnaissaient pas.

Et puis un jour par de mystérieuses filières, ils arrivaient à Sèvres, et Y. Hagnauer écrira :

« C’est par vague successives que les misères arrivèrent chacune comme un dépôt caractéristique et différent du précédent, comme si le flot de la guerre abandonnait dans une hiérarchie implacable les souffrances et les inquiétudes qu’il portait en son sein. »

À partir de 1942, les enfants juifs sont nombreux à Sèvres. Ils représenteront en 1943 les deux tiers de la centaine d’enfants de la Maison. A leur arrivée, rien ne leur est demandé. Ils sont simplement accueillis. Leur ancienne carte d’identité blanchie, ils reçoivent une identité à consonance française, et pour plus de sécurité ils porteront un totem selon la mode scout. Il en sera de même pour tous ceux qui vivent dans la Maison et dont la plupart (enseignants, éducateurs et personnel) pour des raisons diverses doivent eux aussi se soustraire aux lois de Vichy. Ainsi, Yvonne sera Goéland, son mari Pingouin, Marcel Mangel sera Marcel Marceau (le mime). Dans les couloirs Fauvette croisera Musaraigne, Croc Blanc, Gazelle, Sauterelle, Blaireau, Fauvette, Kangourou, Libellule, et bien d’autres encore aux noms évocateurs de la nature ! (au sujet des totems à la Maison, voir : "À propos des totems" note du webmestre)

La première tâche est de donner à ces enfants traumatisés et qui ont vécu des horreurs, amour, sécurité et confiance, avant de les instruire, et de les éduquer. Tous s’emploieront et la vie dans le groupe complétera cette thérapie. Mais il y aura aussi les visites inopinées des autorités aux affaires juives, qui pourraient tout remettre en cause. Informée de ces rafles par des autorités locales la directrice fera disparaître les enfants, comme dans un jeu, dans des souterrains, anciennes carrières, qui courent sous la Maison.

Pour la gestion, il ne semble pas que l’argent ait manqué. Mais la plus grosse difficulté, en ces temps de pénurie fut comme partout, de nourrir les enfants et le personnel. Pour la directrice ce fut une autre galère.

En ce qui concerne les méthodes d’enseignement appliquées à l’école, Yvonne tiendra à conserver sa liberté et ne retiendra particulièrement aucune de celles proposées par les pédagogues précédemment cités. Il est décidé avec les enseignants de la Maison de ne s’inféoder à une aucune école, à aucune secte afin de respecter la personnalité du maître, de ne pas amputer son pouvoir créateur en le condamnant à être le serviteur d’un culte établi. Les méthodes d’observation de Decroly guideront l’enseignement, mais le centre d’intérêt codifié par ses disciples ne sera pas mis en œuvre. On retient l’esprit mais on demeure maître dans l’application.

Les connaissances générales s’acquièrent à partir d’un centre d’intérêt variant chaque année. Il est complété par des ateliers de dessin, musique, sculpture, tissage, imprimerie et autres qui fixent l’intérêt des enfants dans une activité utile à la communauté et en laquelle ils sont responsabilisés.

Après un temps passé dans la Maison s’estompent les douloureux souvenirs des enfants qui, comme tous ceux de leur âge, réapprennent à vivre en chantant, car, semble-t-il, ils chantaient fréquemment et en tous lieux. Enfants et enseignants vivaient dans leur ancien couvent où travail et loisir alternaient.

La Maison qui abritait des exclus du régime de Vichy était financée par celui-ci, ce qui, avec le recul des années peut paraître inimaginable. Il n’y eut pas de dénonciations quant à la présence de juifs à la Croix-Bosset, à l’exception de celle de Roger Hagnauer[3]. Le maire qui avait fourni des pièces d’identité savait, le curé qui avait fourni un certificat de baptême savait, le commissaire de police savait. Sans doute nombre de voisins et habitants avaient deviné, mais se taisaient. On sait combien, pendant ces sombres années régna la délation dans le pays occupé. Il semble que les Sévriens firent exception pour ces enfants qui avaient tout perdu et qu’il était difficile de livrer à l’ennemi en sachant ce qu’il adviendrait.

Vint la libération, quelques enfants retrouvèrent leur famille. Tous reprirent leur identité. De nouveaux enfants, de nouveaux professeurs, occupèrent les lieux. Mais Yvonne et Roger Hagnauer dans la tourmente qui suivit la fin de la guerre rencontrèrent des difficultés. Ils avaient travaillé au sein du Secours national. Ils ne pouvaient qu’être collaborateurs et, de ce fait, furent l’objet de deux procès d’épuration. Rapidement disculpés, ils connurent de nouvelles accusations au sein du syndicat des instituteurs.

En ce même temps, de graves difficultés financières apparaissent dans le fonctionnement de l’école. Mais, grâce à l’intervention de la Société des Amis, elles sembleront résolues en 1948.

La Maison des Enfants de Sèvres ne demeurera pas à Sèvres. Ceux qui s’y intéressent souhaitent un cadre moins vétuste, des locaux mieux adaptés. Le département de la Seine auquel elle est rattachée depuis 1949, a acquis une propriété 17 avenue Eiffel à Meudon : le château de Bussières, dont il entreprend l’aménagement. En novembre 1958 ; la Maison de Sèvres est transférée, et nombreux seront les élèves qui regretteront couloirs et cachettes de la vieille maison.

Reconnaissance tardive, Yvonne est nommée Chevalier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur. Elle lui sera remise solennellement le 27 juin 1959, en une grande cérémonie qui sera aussi celle de l’inauguration des nouveaux locaux.

Autre bonheur pour cette femme dont toute la vie fut tournée vers une nouvelle forme d’enseignement et qui ne vécut que pour permettre aux enfants de se réaliser dans la vie. Son école, peu ordinaire, deviendra un modèle et nombreux seront les spécialistes, tant français qu’étrangers qui la visiteront ou y effectueront des stages.

Le couple Hagnauer en assurera la direction jusqu’en 1971. Retraitée, Yvonne connaîtra une grande joie, en recevant le 2 février 1975 la Médaille des Justes d’Israël, récompense parcimonieusement attribuée par l’État d’Israël à des non juifs qui au péril de leur vie sauvèrent des juifs pendant l’époque d’extermination.

Yvonne et Roger Hagnauer décèderont à quelques semaines d’intervalle fin 1985, et ne verront pas la Maison des Enfants de Sèvres, perdre son identité en 1991, pour prendre le nom de Jean-Marie Guyot, ancien conseiller général des Hauts de Seine.

Ainsi va l’histoire.

À Sèvres les locaux vides sont vétustes. Le propriétaire souhaite vendre son bien. La mairie recherche un terrain pour bâtir une nouvelle école dans ce quartier où l’on construit beaucoup et où de ce fait la population augmente. La place manque à l’école Gambetta pour scolariser des enfants supplémentaires. La propriété de la Croix-Bosset est acquise par la mairie en décembre 1957. On y bâtira une école qui ouvrira à la rentrée scolaire 1961.


[1] Crée en 1914, reconstitué en 1939, le Secours national est une œuvre de propagande aux mains du Maréchal, sous le nom d’Entraide du Maréchal.

[2] Méthodes Montessori, Freinet, Bronsky, Decroly

[3] Par une ancienne employée licenciée

Sources :

Céline Marrot-Fellag-Ariouet - Mémoire de maîtrise : Les enfants cachés pendant la Seconde Guerre mondiale. (Université de Versailles et Saint-Quentin en Yvelines 1998).

Nombreux témoignages d’anciens de l’école de Sèvres, tant oraux qu’à travers les revues publiées par l’Association des Amis et anciens.

Archives de Sèvres - Registres de délibérations du Conseil Municipal

« La Petite République » : film tourné pour la propagande des Etats-Unis à la demande de Madeleine Carrol.

Haut de page

Caravelle (lino)