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L'ÉCOLE HORS L'ÉCOLE

par Yvonne HAGNAUER
Un voyage d'études (Expérience réalisée à la Maison de Sèvres)

Publié dans "L'École nouvelle témoigne" sous la direction de L.Cros, Colin ed. 1970.
Cahiers de Pédagogie Moderne n°41


La maison de Sèvres a été fondée en 1941. Elle était, à l'origine, destinée à héberger des enfants de la région parisienne, victimes des restrictions alimentaires. Mais elle a évolué naturellement en refuge pour les enfants victimes de la guerre et des persécutions politiques. Au cours des années 1942, 1943, 1944, elle a abrité jusqu'à plus de soixante enfants admis clandestinement, cependant que leurs parents subissaient la proscription et la déportation.

En 1948, la survie de la Maison fut assurée par l'initiative de la direction de l'Enseignement et d'amis vigilants du Conseil général. Elle est aujourd'hui gérée par une société autonome où siègent des représentants de l'administration départementale, du Conseil général et « des Amis de la Maison ».

Elle accueille actuellement, cent quatre-vingt-dix enfants en moyenne, garçons et filles de trois à dix-sept ans:
— orphelins de père et mère - de père ou de mère;
— enfants de mères abandonnées;
— enfants de ménages dissociés;
— enfants de familles sinistrées;
— enfants de familles ouvrières dont les conditions matérielles d'existence contrarient le développement normal;
— ou enfin, ceux qui sont en danger moral dans leur famille.

A ces enfants traumatisés et choqués affectivement seule une pédagogie souple basée sur l'intérêt pouvait convenir.

S'inspirant des idées de Decroly, la maison de Sèvres pratique, en particulier, la méthode des Centres d'intérêt, aménagée et élargie à la mesure du monde actuel. Elle utilise les moyens d'expression propres à toutes les écoles nouvelles en mettant l'accent sur tout ce qui est de nature à maintenir chez l'enfant le sens de la création et le désir de l'expression libre. Ainsi peut-on libérer et sauvegarder la personnalité d'enfants écrasés au départ par leurs conditions sociales.

But de l'expérience :

Comment enrichir les adolescents par la connaissance du passé et les intéresser aux problèmes économiques et sociaux de notre temps.

Les jeunes se déplacent de plus en plus : les possibilités offertes sont multiples de l'auto-stop à l'avion en passant par les petites voitures mises au rebut et qu'un rafistolage savamment bricolé amène suantes et soufflantes vers les lieux de pérégrination des jeunes aventuriers ... Mais, ce n'est pas de ceux-là que nous voulons parler : ils ont longuement établi leur itinéraire, les étapes, etc., pesé les chances de survie de leur moteur ou médité les astuces propres à se procurer de nouveaux moyens de transport, car la poche légère, mais l'esprit observateur et inventif, ils veulent tout connaître, parce qu'ils sont « les aventuriers du siècle ».

Nous voulons parler des autres, de presque tous les autres, qui prennent la voiture paternelle pour le confort qu'elle représente, la rapidité qu'elle met à parcourir les distances, et qui contemplent d'un œil distrait le paysage qui change sous leurs yeux.

Y a-t-il vraiment une « technique » du voyage, du déplacement, si court soit-il, afin de recueillir, comme un avare son trésor, l'énorme masse d'observations, de sensations, de contacts humains, donc de problèmes que soulève une exploration de quelque durée qu'elle soit : de la maison à l'école, de la classe au lieu d'enquête choisi par le maître et les élèves.

Je sais que certains nous diront : « Vous avez dans votre maison des possibilités particulières : un car, la présence constante des enfants autour de vous. » Certes, mais ces conditions ne peuvent-elles se réaliser ailleurs, plus modestement peut-être ?

Il est quelquefois pénible de penser que l'instrument merveilleux que sont les voyages du Comité d'Accueil, par exemple, ne sont souvent qu'un moyen d'évasion, alors qu'ils pourraient être le point de départ d'observations fructueuses sur le plan géographique aussi bien que sur le plan historique.

En bref, les instruments de travail existent, mais on ne sait pas toujours les utiliser.

J'ai pu le contrôler maintes fois : les enfants partent sans carte routière, sans carnet de notes, munis d'une brochure-guide où l'on a synthétisé l'essentiel, certes, mais qu'ils consultent dans l'ensemble assez peu souvent… Que reste-t-il de ces voyages cependant intelligemment conçus ?

Il faut que le maître adopte maintenant résolument une optique nouvelle.

Tout est matière à enrichissement hors de la classe.

Il convient d'être toujours en alerte et toujours vigilant, de ne pas laisser passer l'heure, d'avoir des enfants toujours disponibles, parce que libres, des enfants qui comprennent que la culture est une aventure passionnante qui ne se paye pas avec des notes, mais avec la joie de la découverte renforcée par l'activité : on observe, on prend des notes pour, au retour, amorcer une synthèse, un bilan : et il est si riche qu'il sert de motivation au travail de plusieurs mois .

C'est en présentant notre centre d'intérêt de l'an dernier « vie rurale, vie urbaine », que nous avons été amenés à mettre au point cette technique, à faire en sorte que les déplacements que nous faisions soit dans la région parisienne, soit en Bretagne, soient d'une part le moins onéreux et le plus rapides possible, mais aussi qu'ils soient si riches de documents et de notations recueillis que nous puissions travailler sur eux des mois durant, comme l'abeille qui, à la belle saison, accumule le pollen générateur du miel.

Je ne voudrais pas ici entrer dans le détail du développement du centre d'intérêt, mais simplement indiquer l'organisation qui a présidé à la préparation de ce voyage au cours duquel nous nous sommes penchés, avec les élèves de 3e et 4e, sur les problèmes multiples qui assaillent les cultivateurs bretons, et dont nous avons, tous les jours encore, les échos bruyants et douloureux.

Un voyage se prépare longuement minutieusement sur le plan matériel aussi bien que sur le plan des observations à faire, des connais.gances que l'on veut acquérir — l'inattendu enrichissant venant, de surcroît, .ajouter le piment indispensable à la randonnée.

Le choix du voyage

Nous pensons qu'il est une nécessité impérieuse : celle d'ouvrir les yeux des enfants et plus spécialement des adolescents, sur les problèmes que pose l'évolution du monde, sur la complexité de ses structures : il est vain de se refuser à évoquer l'actualité, alors que, dans les familles, la T.V. du soir déverse, au hasard des émissions, les nouvelles les plus spectaculaires, évoque les problèmes les plus aigus et trop souvent d'une manière subtilement orientée dont l'adolescent ne perçoit pas toujours les intentions ou les habiletés.

Notre objectif, au travers du centre d'intérêt, était d'évoquer le malaise de l'agriculture française de certaines régions, soit sous-développées et quasi désertes, ou sous-développées, parce que surpeuplées.

Fallait-il immédiatement préparer l'expédition et partir, ou connaître déjà les problèmes que nous prétendions évoquer ?

On peut nous objecter que connaître un certain nombre de données, c'est déflorer l'intérêt que les jeunes apportent à l'observation des choses (ce qui est vrai, certes), mais les problèmes de la terre et plus particulièrement dans les régions déshéritées et surpeuplées sont si nombreux que la visite à des agriculteurs (obligatoirement rapide) ne permettrait pas de cerner tous les problèmes.

C'est alors que, sans connaître quiconque, les professeurs, la documentaliste et moi-même sommes allés tout d'abord au service de l'Information du ministère de l'Agriculture. Nous avons eu l'agréable surprise de voir les portes s'ouvrir devant nous, de recevoir des propositions de films, des conseils pour le choix de régions à visiter, des concours pour la présentation des grands problèmes de la vie rurale... Certains chefs de service du ministère, prévenant notre désir, vinrent fixer les cadres de notre travail. L'un, en esquissant les grands traits de l'agriculture en France : « l'agriculture bouge », l'autre, en nous présentant les problèmes des régions sous-développées et les remèdes envisagés.

Une première étape était franchie; certes, il eût été plus souhaitable d'en faire la découverte sur les lieux mêmes, mais il eût fallu un séjour plus long (nous ne disposions que d'une semaine et les enfants auraient pu se trouver gênés par l'utilisation des termes : promotion à l'établissement, migration, mutation, conversion, mutation professionnelle, S.A.F.E.R., F.A.S.A.S:A., C.U.M.A., etc.).

La région étant choisie, il s'agissait d'établir un programme riche, qui permette à tous les enfants de se passionner pour le voyage : c'est pourquoi il nous fallait allier, dans un ensemble varié, les souvenirs du passé, les grandes réalisations techniques du présent et les problèmes économiques et sociaux de la région choisie.

Mais il nous était impossible d'établir des relations directes avec les fermiers, et c'est, tantôt par l'intermédiaire du directeur de l'Ecole normale supérieure agronomique de Rennes, tantôt par celui des Inspecteurs d'Académie que nous obtînmes les contacts souhaités ...

La préparation du voyage

Il nous fallait faire le voyage dans les conditions les moins onéreuses possible. Pas de maison d'enfants ou d'internat susceptible de nous accueillir pendant cette période scolaire, nous eûmes donc recours aux Auberges de la Jeunesse.

Les haltes en A. J. recèlent toujours des surprises agréables, parce que c'est la découverte d'un lieu nouveau, ce sont des contacts rapides avec d'autres jeunes, l'exercice d'une activité ménagère qui convient particulièrement aux filles, tandis que les garçons s'affairent avec les bagages et cherchent déjà des solutions pratiques de rangement... Mais c'est aussi et surtout pour le maître un temps fertile en observations psychologiques sur le comportement « vrai » des adolescents.

En bref, le voyage est aussi une éducation excellente, qui brise le rythme de la routine quotidienne, qui fait chercher rapidement les solutions matérielles les meilleures, et qui oblige l'équipe à se sentir unie et solidaire à tous moments ... Pas de feu dans l'auberge, tant pis! peu d'eau chaude... on s'en passe et l'humeur de la petite troupe reste bonne.

Les enfants se divisèrent en cinq groupes de travail qui se relayaient pour l'observation du paysage, la lecture des cartes topographiques et géologiques, mais lorsqu'un groupe travaillait vraiment à l'étude des aspects et des éléments du paysage d'une région, un élève placé à l'avant du car annonçait à haute voix la ville ou le village traversé, afin que les autres puissent néanmoins avoir connaissance du chemin parcouru en suivant le trajet sur les cartes routières.

Au moment des haltes et des repas, les groupes devenaient « l'équipe des repas » (confection des mets, vaisselle, rangement), celle des « porteurs » (généralement les garçons), des « distributeurs de fournitures scolaires », « l'équipe de rangement » devenait celle « des remerciements » à l'issue des visites ou des conférences. Les musiciens témoignaient alors leur gratitude en jouant un air de f1ûte ou de pipeau à ceux qui les avaient accueillis.

Chacun de ces groupes avait calculé le nombre et l'importance des rations à emporter, tenu un compte strict des cartes de toute nature, des loupes, des boîtes destinées à recueillir des échantillons, des sacs de couchage, des couvertures ...

Tous avaient, avant le départ, choisi l'itinéraire, connaissaient le kilométrage des étapes. Et nous partîmes dès six heures du matin.

Les grandes étapes de notre voyage :

5 mars : Paris - Rennes (400 km).

6 mars : Matin : École nationale supérieure d'Agronomie de Rennes :
visite de "école,
exposé sur la Bretagne agricole.
Après-midi : visite de la Coopérative des maraîchers rennais.

7 mars : Rennes - Combourg (40 km) : visite du château de Combourg.
Combourg - Saint-Malo (40 km) : visite de l'usine marémotrice et visite de la Vieille Ville.
Saint-Malo - Dinan (34 km).

8 mars : Dinan - Saint-Brieuc (60 - km).
Saint-Brieuc - Palmpol - Tréguier (55 km).
Tréguier - Pleumeur (visite) - Morlaix (40 km).

9 mars : Morlaix - Saint-Pol-de-Léon : rencontre avec M. Gourvenec, président de la S.I.CA
La région de Saint-Pol-de-Léon.

10 mars : Morlaix - Loudéac (100 km) : rencontre avec M. Martin, conseiller agricole; visite du village de Roquetton et de la région du Méné.
Loudéac - Rennes (60 km).

11 mars : Rennes - Paris (400 km).

A noter que nous n'entendons pas les commenter toutes dans cet exposé.

Un centre d'Intérêt géographique et social

Les travaux matériels exécutés en temps utile et suivant les normes de notre emploi du temps, nous nous présentâmes à l'heure dite devant l'École supérieure d'agriculture. C'est le directeur de l'E.N.S.A. de Rennes, M. Lavalette, qui nous reçut lui-même et nous conduisit dans « l'amphi » où après de brèves indications sur l'enseignement donné dans l'école, un professeur rennais nous fit comprendre la gravité des problèmes bretons.

Petites exploitations où la surface agricole utile est très réduite.

Population agricole trop élevée pour le nombre des exploitations d'où revenu très faible par individu.

Conditions de vie très mauvaises que les femmes et les jeunes filles supportent de moins en moins .

Tout naturellement les enfants posèrent la question des remèdes. Ils en connaissaient certains : l'industrialisation (ils avaient assisté à la projection du film réalisé par la maison Citroën sur l'implantation d'une usine de cinq mille ouvriers au cœur même de Rennes).

L'intensification de la production : par la création d'une agriculture d'ateliers : porcs, volailles, veaux, etc.

« Nous avons été frappés. dit l'un des enfants, par le terme « agriculture d'ateliers » ... pour moi. cela évoquait l'atelier de menuisier de mon grand-père... il était rempli de copeaux odorants, l'établi s'y trouvait en bonne place avec tous ses outils parfaitement rangés » ...

Mais ce n'est pas cela « l'agriculture d'ateliers » Le professeur nous a dit que c'était la concentration de l'activité sur un point précis, par exemple l'engraissement des porcs et des volailles...

Nous allions de surprise en surprise ; le langage même du professeur nous étonnait : « on fabrique des veaux »... ils sont parqués par « lots de dix », mieux encore « finie la tétée auprès de la bonne vache maternelle... il y a l'allaitement mécanisé... et c'est un lait en poudre mélangé que le pauvre petit veau tète au lieu de celui de la vivante mamelle de sa mère...

Nous sommes tout fiers de montrer notre savoir à « Monsieur le Professeur », et lorsqu'il nous parle de l'élevage des volailles en bâtiments rationnels par boxes de dix, nous lui posons quelques questions, car :

au cours de nos enquêtes, M. Hue, fermier du Vexin, nous avait dit: — « je ne fais plus de poulets, il y a surproduction et mévente ... je fais des œufs » et nous avions visité une installation où les poules pondaient en rang d'oignon, presque à heure fixe. L'œuf roulait alors en pente douce jusqu'à un caniveau moelleusement bordé de paille et Mme Hue « cueillait les œufs » !

Et c'est avec un sourire presque ironique, tant les enfants étaient heureux de montrer leur savoir, qu'ils présentèrent leurs objections.

A toutes leurs questions « pertinentes » suivant le mot du directeur de l'E.N.S.A. de Rennes, il fut répondu avec une grande richesse de précision et de détails.

Oui, au bout d'un laps de temps variable il y a surproduction et par voie de conséquence : mévente ...

Oui, les agriculteurs âgés peuvent être aidés par le F.A.S.A.S.A. (fond d'action sociale pour l'aménagement des structures agricoles) qui leur donne un complément de retraite s'ils cèdent tout ou partie de leur exploitation à un âge fixé. Mais il faut, une fois encore, parmi les remèdes proposés en revenir à l'union face à la misère...

... coopératives d'approvisionnement ou de service :

...« coops laitières », « céréalières », unions de « coops » en vue du Marché commun.

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Compte rendu d'un voyage préparé, organisé et entrepris en collaboration avec Mme Lespine, professeur, et ses élèves de 4e et 3e.

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